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Comment enseigner une question socialement vive (QSV) dans le cadre de l’enseignement de l’HG-EMC-HGGSP en Nouvelle-Calédonie ?

samedi 29 juillet 2023 par Patrice FESSELIER-SOERIP

 Annexe 1 - « La mémoire collective est une construction politique »

« Il y a des mémoires collectives, formées par ces souvenirs individuels qui renvoient à l’inscription de chaque personne dans divers groupes sociaux – familial, régional, professionnel, etc. C’est la diversité de ces mémoires qui forme un ensemble propre à chaque individu. La mémoire collective se construit à l’intersection de cette mémoire vive, de la mémoire historique portée par les institutions et de l’Histoire. » [...]
Le traumatisme est une réalité factuelle : la personne qui a été confrontée à la violence souffre, elle en garde des traces. Mais lorsqu’on construit un récit collectif autour de l’idée du traumatisme, cela reste une politique, qui sous-entend qu’il faut reconnaître les traumatismes pour les apaiser. [...]
L’exemple de l’Afrique du Sud éclaire bien ce qui est en jeu. Le régime d’apartheid s’était rendu responsable de violences et d’injustices massives, qui avaient touché une grande majorité de la population. Lorsque le président de Klerk y met fin en 1991 et négocie avec le Congrès national africain (ANC) de Nelson Mandela, les deux parties s’entendent sur le principe d’une politique de réconciliation. La Commission de vérité et réconciliation (CVR), mise en place entre 1995 et 1998, s’appuie ainsi sur l’idée qu’il faut reconnaître les traumatismes des victimes, laisser celles-ci raconter ce qui leur est arrivé à eux ou à leurs proches, la façon dont ils en subissent encore les conséquences psychologiques, et mettre à leur écoute des gens chaleureux, bienveillants et conscients de leurs souffrances. [...]
En concentrant la compréhension de l’histoire sur ce que les personnes ressentent individuellement, on défait les liens politiques : on ne veut pas entendre la colère, les insultes, la désignation des bourreaux. De même, on veut parler d’actes de violence physique sur des personnes davantage que des injustices structurelles de l’apartheid, parce que, dans l’esprit des dirigeants, parler de ces dernières c’est entretenir le conflit. [...]
Les commissions de vérité et de réconciliation, qui se sont multipliées depuis, reposent toujours sur ce principe : individualiser l’histoire, écouter les souffrances des victimes et imposer une symétrie entre les souffrances. Le recours à la mémoire collective, ou ce qu’on prétend être tel, renforce cette politique.
Par exemple lorsqu’un chef d’État déclare : « Nous reconnaissons que ces personnes sont des victimes et qu’elles ont beaucoup souffert ». Les hommages, les musées, les commémorations, participent de la même volonté, avec souvent la marque du compromis : on inscrit les noms des victimes sur des mémoriaux, en les amenant ainsi à former une « communauté de victimes ». [...]
Le procès des terroristes liés aux attentats de novembre 2015 mais aussi celui qui a suivi l’attentat de Nice de 2016 s’inscrivent totalement dans la justice pénale, et une justice particulièrement sévère, avec des juges professionnels et des peines exceptionnelles, comme la « perpétuité incompressible » pour Salah Abdeslam. En revanche, et c’est là qu’ils recoupent la question de la mémoire collective, ces procès pénaux avaient aussi pour fonction de rendre compte d’événements qui ont bouleversé une nation tout entière et de construire un récit commun, au moment où une mémoire collective très éclatée s’était formée. [...]
Mais le nombre très élevé de victimes a poussé la justice pénale française à utiliser les outils des commissions de vérité et réconciliation, bien que dans une logique très différente, en faisant aux victimes une place totalement inédite dans un procès pénal. [...] Beaucoup sont venues dire, souvent dans un langage très précis : je suis traumatisée, et voilà les formes de mon trauma, hypervigilance, dépression, etc. Individualiser les souffrances des victimes empêche de constituer des causes ou des revendications collectives.

Source : Sandrine LEFRANC, « La mémoire collective est une construction politique » interview de Francis LECOMPTE in CNRS le journal, 02 février 2023.

 Annexe 2 – Débats autour de la proposition d’amnistie intégrale devant le Sénat

Le projet de loi que le Sénat est appelé à examiner, après son adoption en première lecture par l’Assemblée nationale, tend, aux termes mêmes de son intitulé, à porter « amnistie d’infractions commises à l’occasion d’événements survenus en Nouvelle-Calédonie ».
Le Gouvernement demande au Parlement d’intégrer dans la très large amnistie instituée par l’article 80 de la loi du 9 novembre 1988 adoptée par référendum le 6 novembre précédent, les seules personnes qui avaient été exclues de son champ d’application, à savoir celles qui, « par leur action directe et personnelle », avaient été « les auteurs principaux » de crimes d’assassinat commis avant le 20 août 1988 à l’occasion des événements d’ordre politique, social ou économique en relation avec la détermination du statut de la Nouvelle-Calédonie ou du régime foncier du Territoire. Ainsi le projet de loi conduit à l’amnistie de l’intégralité des infractions commises avant le 20 août 1988, date de la signature des accords dits de la rue Oudinot, pour peu que ces infractions aient un lien avec ces événements.
Dès les accords de Matignon, les parties auraient conclu en faveur d’une amnistie intégrale et du « rétablissement durable et complet de l’ordre public » sur le Territoire pour « tourner définitivement la page d’un passé d’affrontements sanglants », les auteurs du projet de loi présentent cette mesure comme une nouvelle étape indispensable à la guérison de « blessures à peine refermées ».
Votre Commission des Lois a longuement réfléchi à la portée de cette mesure, à la manière dont elle serait ressentie tant par la justice que par les forces de l’ordre, au redoutable précédent qu’elle risquait de créer, à ses conséquences sur le caractère solennel de l’institution du référendum, au fait qu’elle priverait à jamais les familles des victimes de la vérité à laquelle le Gouvernement leur a pourtant laissé croire qu’elles avaient droit.
À plusieurs reprises au cours des négociations, Jean-Marie Tjibaou avait réclamé l’amnistie totale. C’est ainsi qu’il avait fait une déclaration publiée par le quotidien Les Nouvelles calédoniennes dans son numéro du 1er juillet 1988 et dans laquelle il indiquait :
1988 : « Nous avons également demandé que tous les gens incarcérés dans le cadre des actions politiques engagées depuis le début de 1984 jusqu’en 1988, bénéficient d’une amnistie générale parce que ce sont d’abord des militants politiques ».
Le 20 octobre 1989, M. Jacques Lafleur, président du R.P.C.R., déclarait au Figaro que : « Le problème de l’amnistie ne se pose pas. Il a été discuté voici plus d’un an et accepté, même si c’est douloureux pour certains ».
L’amnistie intégrale :
• la mort en septembre 1981 du dirigeant indépendantiste Pierre Declerq, pour laquelle il y a trois inculpés caldoches, qui n’ont pas eu à être libérés en application de la loi du 9 novembre 1988 puisqu’à cette date ils n’étaient pas en détention ;
• la mort, en janvier 1985 à La Foa, du jeune caldoche Yves Tual pour laquelle un inculpé a été renvoyé devant la cour d’assises et le renvoi confirmé par le Cour de cassation ; cet inculpé n’étant pas en détention à la date de publication de la loi du 9 novembre 1988, il n’a pas eu à être remis en liberté ;
• la mort, en janvier 1985, d’Eloi Machoro tué par des gendarmes du G.I.G.N. près de La Foa, pour laquelle il n’y a pas d’inculpé ;
• la mort de James Tournier-Fels tué le 15 novembre 1986 à l’issue d’un meeting R.P.C.R. à Thio, pour laquelle il y a un inculpé qui, n’étant pas en détention lors de la publication de la loi du 9 novembre 1988 n’a pas eu à être remis en liberté ;
• la mort, le 30 septembre 1987, des deux gendarmes mobiles Berne et Robert à Koné, pour laquelle deux inculpés étaient en détention lors de la publication de la loi du 9 novembre 1983 et ont été remis en liberté à cette date ;
• la mort le 29 avril 1988, de José Lapetite, acquitté après la fusillade de Hienghène, pour laquelle un inculpé était en détention lors de la publication de la loi du 9 novembre 1988 et a été remis en liberté à cette date ;
• la mort de quatre gendarmes à Fayaoué, le 22 avril 1988, pour laquelle il y a trente-deux inculpés dont vingt-six étaient encore en détention lors de la publication de la loi du 9 novembre 1988 et ont été remis en liberté à cette date ;
• la mort, en mai 1988, à la suite de l’assaut de la grotte de Gossanah de trois des ravisseurs des gendarmes survivants de la brigade de Fayaoué, (Manou, Waima et Lavelloi), au cours duquel deux militaires et dix-neuf indépendantistes ont par ailleurs trouvé la mort ; il n’y a pas d’inculpé ;
• la mort du caldoche Albert Sangarné, en juin 1988, pour laquelle il n’y a pas d’inculpé.

Source : Étienne DAILLY, Rapport portant amnistie d’infractions commises à l’occasion d’événements survenus en NouvelleCalédonie, Sénat n°112, 07 décembre 1989.

 Annexe 3 – La reconnaissance politique des « histoires » pour une réconciliation des mémoires

Sans honte et sans échappatoire, il faut mettre des mots sur ce passé lorsqu’il « pèse comme un couvercle ». Pendant la période coloniale, la France a souvent perdu le sens même de son histoire et de ses valeurs. Pendant cette période, il y a eu des douleurs, des souffrances, des ségrégations, des déportations, des fautes et des crimes mais il y a eu aussi des grandes choses de faites, des constructions, des avancées, des personnes engagées car jamais l’histoire n’est univoque ; il y a les ombres et il y a la lumière, selon la belle formule que l’accord de Nouméa a donnée à la France il y a exactement vingt ans.
L’histoire de la Nouvelle-Calédonie est aussi l’histoire du travail, de la générosité, du talent, de l’engagement surtout de tous ses habitants, et ceux-là aussi ont façonné son visage. Jamais nous n’oublierons les douleurs de la colonisation avec la ségrégation des Kanaks parce qu’ils étaient Kanaks, sans terre, sans droit, sans service public, sans honneur.
La Nouvelle-Calédonie porte la mémoire de ces révoltes matées dans le sang et de ces divisions entre tribus organisées par le colonisateur pour mieux asservir chacun.
Cette mémoire calédonienne est la mémoire de la France. Avec les premières lueurs que nous donne le recul de l’histoire, oui, il faut le dire sans détour, le combat des Kanaks pour retrouver leur dignité était juste, je l’ai dit à leurs représentants, car c’est en reconnaissant les blessures de l’histoire qu’on peut mieux les cicatriser et la France se grandit toujours de reconnaître chacune des étapes de ce qui l’a faite.
Les racines de la Nouvelle-Calédonie puisent aussi dans la mémoire du bagne, ces dizaines de milliers d’hommes et de femmes de l’Hexagone ou d’Algérie ont abreuvé cette terre de leur sueur et de leur sang sous l’autorité de l’administration pénitentiaire, transportée, reléguée, déportée, tous forçats condamnés à des travaux harassants et à un déracinement souvent définitif, ils ont connu un enfer de chaleur et de fatigue en Nouvelle-Calédonie, à La Foa, à Bourail, à Pouembout, à Nouville, à l’île des Pins et pourtant pendant des décennies, ils ont construit, édifié, aménagé cette terre qui devenait chaque jour davantage la leur, qu’ils ont aussi marquée de leur empreinte indélébile.
Ces racines, ce sont aussi les pionniers, colons libres ou bagnards libérés qui ont développé une agriculture nouvelle, pratiqué les cultures et l’élevage et se sont fondus dans les plaines et les collines en apportant leur ardeur, leur ténacité, leur courage qui ont façonné la Grande Terre. Ces racines, ce sont aussi les missionnaires, les commerçants, les personnels militaires, les ouvriers des mines, les personnels de santé. Ces racines, ce sont aussi les Pieds-Noirs et les Harkis arrivés dans l’angoisse des événements en Algérie ; ce sont aussi les Européens de toutes origines venus chercher ici un avenir meilleur et une aventure humaine. Ce sont toutes les femmes et les hommes venus du reste du Pacifique ou d’Asie construire une part de leur avenir.
C’est cela la Nouvelle-Calédonie, une addition d’histoires, souvent tragiques, heureuses aussi, toutes marquées par le courage et la volonté de bâtir. Il y a des Kanaks, des Caldoches, des Z’Oreilles, des Wallisiens, des Futuniens, des Polynésiens, des Tonkinois, des Javanais, des Japonais et tous les autres qui tous ensemble ont construit la Calédonie d’aujourd’hui, Françaises et Français.
Mais à ces décennies passées à croiser les racines, à suturer les plaies, à construire ensemble, je n’oublie pas que s’est mêlée aussi la peur, la colère parce que cette histoire chahutée, cette addition dont je viens de parler qui s’est progressivement construite dans une communauté sur l’archipel a emmagasiné des ressentiments, a pu accumuler les rancœurs et ces colères ont eu à s’exprimer.
Il y a plus de 30 ans, cette peur a pris le dessus ; la violence s’est invitée dans la vie quotidienne et l’angoisse a étreint les familles. Je suis allé ce matin avec plusieurs d’entre vous à Ouvéa pour honorer les morts et respecter le deuil des familles et pour honorer tous les morts.
Ce que nous avons fait ce matin, c’est aussi réconcilier toutes nos histoires à Iaai, toutes nos histoires et j’ai vu des Kanaks qui s’étaient battus pour attaquer une gendarmerie, être là avec leur famille, pour honorer la mémoire des gendarmes et j’ai vu toute l’île rassemblée pour honorer nos 19 disparus aussi, c’est pour ça que ma place était là et nous avons rendu un hommage à nos morts de l’année d’après.
Toutes ces victimes, ce sont celles de cette colère, de ce ressentiment mais ce qui s’est passé ce matin c’est précisément cette capacité à accepter toutes les mémoires pour ne pas s’enfermer dans les douleurs, cette capacité que nous avons décidée ensemble d’alliance des mémoires, de reconnaître chacune et chacun, de ne pas considérer qu’il y aurait les victimes des uns et les victimes des autres, ce sont toutes nos victimes et que la nation se reconnaît dans elles toutes, dans les colères d’un moment, dans les injustices aussi et qu’il ne s’agit pas de ressasser un passé qui ne veut pas passer mais bien de reconnaître la dignité de chacun, la place de chacun, la part de chacun.

Source : Emmanuel MACRON, Transcription du discours du Président de la République sur la Nouvelle-Calédonie, Nouméa, 05 mai 2018.

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Comment enseigner une question socialement vive (QSV)

29 juillet 2023
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Mise au point épistémologique des QSV


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