Introduction
L’idée de cette conférence est venue des cours que j’assure depuis bientôt
deux ans à l’IUFM de l’Université de la Nouvelle-Calédonie :
- Préparation des étudiants préparant le CAPES à la question d’histoire
contemporaine intitulée « Les sociétés coloniales à l’âge des Empire (milieu
XIXe-milieu XXe siècle, Afrique, Asie, Antilles)- manuels de concours chez les éditeurs SEDES, Ellipses, Bréal et Atlande.
- le choix d’un intitulé de question au concours n’est jamais le fruit du
hasard. Il est le résultat d’une évolution sensible de l’historiographie sur un
sujet donné et/ou d’une volonté d’aborder une thématique particulière en lien
avec l’évolution des programmes enseignés dans le secondaire
- Préparation des futurs enseignants du territoire au contact du terrain
par des interventions en didactique et pédagogie, ce qui pose
immédiatement la question des programmes adaptés et la place accordée à
l’histoire locale et régionale dans la formation des jeunes Calédoniens.
Volontairement, je n’ai pas choisi pour titre « Enseigner les sociétés coloniales
de Nouvelle-Calédonie », mais « Enseigner les sociétés coloniales en
Nouvelle-Calédonie ». Mon propos n’est donc pas de faire un cours
magistral sur l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, mais plutôt de
proposer une réflexion sur la notion de « sociétés coloniales » et de voir
selon quelles modalités elle s’intègre dans les programmes actuels de
l’enseignement secondaire.
Dans un premier temps, afin de rentrer dans le sujet, j’aimerais commencer
par réfléchir sur la définition de ce que l’on appelle une société coloniale.
I- Qu’est-ce qu’une société coloniale ?
L’essentiel de mon argumentation va reposer sur le contenu du chapitre
introductif du manuel D. BARJOT, J. FREMEAUX, Les sociétés coloniales à
l’âge des empires, Paris, SEDES, 2012.
1- Les sociétés coloniales : des « associations bizarres »
Une société coloniale est d’abord et avant tout une société, c’est-à-dire
un ensemble de personnes qui entretiennent entre elles des liens
suffisamment stables et durables pour être dépendants les uns des autres.
Pour exister, une société a besoin de trois choses :
- depuis Rousseau, il est admis qu’une société repose sur un contrat
social, qui peut prendre la forme d’un cadre juridique tacite ou clairement
défini. Pour aller vite, un cadre étatique structure la société => « L’Etat est
l’armature formelle d’une société », notamment en Europe à partir du XIXe
siècle quand se développe le concept d’Etat-Nation - ce contrat social peut reposer sur la libre-adhésion ou sur la contrainte
- bien souvent, une société se caractérise par un sentiment d’appartenance
commune, qui peut par exemple découler de l’existence d’une culture
commune.
Par rapport à cette définition relativement neutre et générale de ce qu’est une
société, la situation coloniale apporte toute une série de particularités.
Trois éléments méritent ici d’être soulignés :
- Avant la colonisation, les territoires qui allaient devenir des colonies
disposaient d’une organisation sociale et n’étaient pas vides
d’hommes - La mise en place des colonies entraîne un bouleversement des sociétés
pré-coloniales, qui subissent dès lors des formes d’assujettissement
symbolisées par exemple par le développement d’une administration
coloniale chargée d’opérer une nouvelle organisation sociale, et de mettre
en place un ordre colonial - La période coloniale se caractérise par des sociétés dans lesquelles les
même règles ne s’imposent pas de la même manière aux populations
colonisatrices et aux populations colonisées
La rencontre entre les sociétés et le fait colonial a donc produit, selon
Jacques Frémeaux, des « associations bizarres ». A ce titre, les sociétés
coloniales sont extrêmement diverses, et cette diversité s’explique en partie
par la nature même de chaque colonie, avec une distinction ancienne entre
deux situations extrêmes :
- la colonie de peuplement => arrivée d’un nombre plus ou moins important
de colons => cas le moins fréquent - la colonie d’exploitation => le but premier de la colonisation est ici la mise
en valeur économique des colonies => cas le plus fréquent
Un autre élément fondamental est que, dans beaucoup de cas, la
colonisation des XIXe-XXe siècles a donné naissance à des sociétés
coloniales qui ont finalement constitué une parenthèse de courte durée
dans le temps historique. En 1936, 80% des populations de l’empire
français sont rattachées à la France depuis moins de 60 ans.
2- Les sociétés coloniales, des sociétés de la différence, de l’inégalité et
du contact
Selon Jacques Frémeaux, les sociétés coloniales ont 3 caractéristiques
principales :
- elles sont marquées par la différence : Jacques Frémeaux fait ici référence au concept de société plurale : « des
sociétés dans lesquelles coexistent des groupes qui obéissent à une
même autorité, mais ne se mélangent pas, chacun gardant ses
traditions, ses lois, ses moeurs, voire sa religion ».
Sauf exception, et en dépit des discours prétendant le contraire, l’objectif
premier de l’administration coloniale n’est pas de gommer ces
différences, qui restent une donnée structurelle des sociétés coloniales de
leur naissance à leur disparition. Par ailleurs, les populations colonisées sont
loin de montrer un désir unanime d’abandonner leur culture pour adopter des
modes de vie et de pensée importés suite à la conquête.
Cette différence repose sur un système binaire qui distingue les « agents de
la puissance colonisatrice » et les populations autochtones ou indigènes.
Toutefois, face à ces deux populations qui se font face, un 3e groupe vient
brouiller cette lecture simpliste : les métis et les minorités.
Outre des différences de nature culturelle, la situation coloniale ajoute une
différence qui découle directement du fait que toutes les colonies sont plus
ou moins constituées à partir d’un usage de la force : le colonisateur est
le peuple vainqueur alors que le colonisé est associé au peuple vaincu.
En définitive, l’ordre colonial a pour objectif, autour du triptyque ENCADRER,
SURVEILLER, PUNIR, de perpétuer dans le temps et l’espace des
différences aux origines multiples.
- elles sont marquées par l’inégalité :
L’inégalité est à la fois le fondement et le principe de fonctionnement des
sociétés coloniales. Ainsi, la différence commande la place de chacun au
sein des hiérarchies sociales des colonies : le colonisateur domine le
colonisé. Cette inégalité est perceptible à tous les échelons :
administration, fiscalité, justice, accès à la terre, éducation, santé...
Dans n’importe quelle colonie, le plus pauvre et misérable « petit blanc »
dispose toujours de privilèges inaccessibles au plus éminent représentant
des élites autochtones.
Pour aller dans la caricature, on pourrait donc dire que le colon n’a que des
droits, et le colonisé que des devoirs, que le colon commande et que le
colonisé obéit.
Cette inégalité découle naturellement de l’idée de conquête coloniale,
mais elle a aussi des racines plus profondes et perverses. Ainsi, au XIXe
siècle, les nombreux travaux destinés à établir l’inégalité des races légitiment
la position supérieure du colonisateur, et notamment celle des Européens
dans leurs colonies.
Enfin, outre le fait que la situation coloniale fonctionne sur des hiérarchies qui
dépendent étroitement de l’assujettissement d’un peuple par un autre, les
inégalités sont aussi de nature socioéconomique. En moyenne, les
colons sont largement plus riches que les indigènes, même si de très
nombreuses exceptions viennent contredire ce modèle, et créent des
anomalies que supportent très bien les administrations coloniales à partir du
moment où l’inégalité de statut est préservée.
Bref, les sociétés coloniales présentent de nombreux points communs avec
les sociétés européennes d’Ancien régime définies par des privilèges.
A mesure que le souvenir de la conquête s’éloigne, à mesure que des élites
autochtones adoptent des codes et des valeurs de la métropole coloniale,
l’inégalité apparaît de plus en plus insupportable pour ceux qui la
subissent.
- elles sont marquées par le contact :
La différence et l’inégalité ont pour conséquence d’engendrer de la
ségrégation, de la discrimination au sein des sociétés coloniales. Pourtant,
cette situation n’empêche pas les sociétés coloniales d’être des sociétés du
contact.
La nature et l’intensité des contacts dépend de plusieurs facteurs. Par
exemple : la liberté de nouer des contacts qu’autorise l’administration ; l’ancienneté de la colonie ; le moment considéré (les contacts sont souvent plus nombreux lors de la
mise en place d’une société coloniale, alors qu’ils ont tendance à se raréfier à
mesure que le temps passe) ; la quantité de colons installés dans la colonie.
A de rares exceptions près, aux XIXe-XXe siècles, le contact se fait
toujours dans un contexte qui maintient la différence et l’inégalité. Il
existe toutefois des domaines dans lesquels cette logique peut se trouver
brouillée, par exemple à l’école ou dans l’armée. Ces contacts inévitables entre plusieurs populations vivant sur un même
territoire débouchent, notamment dans le domaine culturel, sur des formes
de métissage, d’hybridations => bref, le contact produit parfois une vraie
rencontre, une vraie collusion entre deux mondes qui n’étaient pas destinés à
se mélanger. Exemple : développement de la culture créole aux Antilles
3- Les sociétés coloniales, des sociétés complexes
Au total, l’idée que je retiens de l’analyse que fait Jacques Frémeaux des
sociétés coloniales est celle de COMPLEXITE. Que l’on prenne la différence,
l’inégalité ou le contact, de nombreux éléments viennent brouiller l’image de
sociétés coloniales fonctionnant sur un système binaire simple opposant
colonisateurs et colonisés :
- DIFFERENCE : les métis et les minorités constituent des groupes distincts, et
face auxquels les colonisateurs vont souvent avoir beaucoup de mal à se
positionner - INEGALITE : l’inadéquation entre les hiérarchies de statuts et les hiérarchies
socioéconomiques perturbe l’opposition classique entre le colon riche et
privilégié, et le colonisé pauvre et assujetti. Une autre source de complexité
provient de la participation de certains colonisés au fonctionnement du
système colonial - CONTACT : les circulations et transferts culturels montrent que les points de
contact entre populations au départ très différentes et séparées ont été très
nombreux.
La complexité des sociétés coloniales ne tient pas seulement à leur
fonctionnement. Elle est également présente lors de leur effondrement. En
effet, les sociétés coloniales prennent fin à la suite d’un processus de
décolonisation, dont on peut trouver plusieurs définitions en fonction des
auteurs :
- la décolonisation représente la fin de la société coloniale, et de ses
fondements inégalitaires et d’assujettissement, même si le territoire n’accède
pas à l’indépendance => les Antilles françaises après la départementalisation - la décolonisation représente l’accès à l’indépendance d’un territoire
colonisé, mais sans modification sensible de sa composition sociale =>
Afrique du sud au début du XXe siècle - La décolonisation représente l’accès à l’indépendance du territoire
colonisé, et l’exercice des responsabilités politiques par les populations
jadis considérées comme indigènes qui prennent leur destin en mains,
alors que les populations colonisatrices quittent le territoire de l’ancienne
colonie => cas le plus fréquent durant la période des deux grandes phases
de la décolonisation entre 1945 et les années 1960
La prise en compte de la diversité et de la complexité des sociétés coloniales
est la conséquence du renouvellement permanent des points de vue
développés par ceux qui les ont étudiées.