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Le nickel calédonien du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle

samedi 17 juillet 2010 par Jérôme GEOFFROY

Modèle industriel et changement social du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle.
Les mutations d’une filière économique : le nickel calédonien.

Cette contribution a été conçue pour les classes de 1re STG, cependant elle peut être utilisée également en classe de 1re bac pro en fonction des orientations données par les textes d’accompagnement de chacun des niveaux concernés.
En classe de 1re STG, on montre, à partir de l’exemple du nickel, que le modèle industriel a touché l’espace calédonien dans toutes ses dimensions (économiques, sociales et culturelles) mais dans un contexte colonial.

Introduction

Simple intuition d’un compagnon de Cook lors de la découverte de la Nouvelle-Calédonie en 1774, la richesse minière de la Grande Terre s’est progressivement révélée aux géologues qui ont arpenté la Chaîne centrale à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Si d’autres minerais comme le cuivre, le fer ou le chrome ont eux aussi éveillé la convoitise et stimulé l’ingéniosité des hommes, c’est à la mystérieuse roche verte découverte en 1864 par Jules Garnier sur les flancs abrupts des Monts Koghi que la Nouvelle-Calédonie doit une bonne part de sa prospérité et de son singulier destin.

Identifié en 1867 comme un nouveau type de minerai exceptionnellement riche (plus de 10%) en nickel, l’échantillon est homologué par l’Académie des Sciences en 1876 sous le nom de garniérite en hommage à son inventeur. A l’époque la demande pour ce produit est encore balbutiante parce qu’il existe peu d’applications mais elle connaît une croissance élevée car les sidérurgistes et les ingénieurs de l’armement comprennent rapidement l’intérêt des revêtements puis des alliages de nickel pour améliorer la résistance des aciers. Seule capable d’offrir le nouvel « or vert », la Nouvelle-Calédonie connaît alors des transformations rapides.

Ces changements sont-ils comparables à ceux que connaissent, à la même époque, des régions entières d’Amérique du Nord, d’Europe occidentale et du Japon ?

En se propageant rapidement dans cette petite colonie française du Pacifique qui évoluait alors avec lenteur au rythme d’une économie qu’on pourrait qualifier d’« agro-carcéro-pastorale », le modèle industriel européen a incontestablement stimulé l’activité de la Nouvelle-Calédonie mais n’a pas suscité de bouleversement dans une société demeurée profondément inégalitaire.

1e partie

Le développement de la filière nickel s’accompagne d’une diffusion rapide mais limitée du modèle industriel européen et de ses méthodes de production incorporant sans cesse plus de progrès technique.

L’essor de l’exploitation minière

Les débuts de l’exploitation font désormais partie du folklore : en 1873 un modeste colon, Pierre Coste, découvre le premier filon au Mont D’Or. A l’époque l’offre de nickel est inexistante, c’est un produit de luxe et les prix sont très élevés. Aussitôt que la nouvelle se répand c’est la « ruée vers le nickel ». Très vite de nouvelles mines s’ouvrent dans les montagnes et, dès 1876, 2 000 tonnes de minerai sont exportées ce qui représente alors la production mondiale.

Mais ce rapide développement n’est pas seulement le fruit de l’audace, de la ténacité et de la chance des premiers prospecteurs, il doit beaucoup aux investissements réfléchis réalisés par des entrepreneurs avertis disposant de moyens financiers importants. Ainsi Louis Ballande, un riche armateur bordelais, est adjudicataire d’une ligne maritime régulière entre l’Europe et la Nouvelle-Calédonie et détient des participations dans une importante maison de commerce de la place (Puech & Rataboul). Soucieux de diversifier ses activités sur un marché local étriqué et de trouver du fret pour remplir les cales de ses navires au retour vers la Métropole, il investit dans une mine à Kua dès 1878 et devient un puissant acteur du marché du nickel. La Maison Ballande participe alors activement à l’industrialisation en faisant construire en 1910 l’une des premières usines métallurgiques.

Car l’essor de l’exploitation minière s’accompagne rapidement du développement des activités de transformation du nickel sur place.

Les débuts de l’industrialisation

L’enrichissement du minerai permet d’atténuer l’impact du coût du fret sur le prix de revient : à charge égale il est plus rentable de transporter le produit contenant la plus grande proportion de nickel ; il autorise aussi la mise en exploitation de gisements moins riches, ceux dont le minerai a une valeur trop faible par rapport au coût du transport maritime et dont l’exportation est alors peu rentable au-delà
du Japon.

Dès 1877 John Higginson, un homme d’affaires hardi déjà propriétaire d’un vaste domaine minier, inaugure la première usine de transformation du minerai à la Pointe Chaleix à Nouméa. C’est lui qui est à l’origine de la fondation, à Paris en 1880, de la Société Le Nickel (SLN). En 1889 la SLN installe une nouvelle usine à Ouroué près des sites miniers de Thio pour remplacer celle de la Pointe Chaleix fermée quatre ans plus tôt. Mais les difficultés techniques, difficiles à résoudre en l’absence de main d’oeuvre qualifiée, et l’émergence de concurrents canadiens provoquent son arrêt prématuré en 1891. L’activité de transformation ne reprend que plus tard pour ne plus cesser jusqu’à aujourd’hui : en 1910 une usine est bâtie à Doniambo pour le compte de la Société des Hauts Fourneaux de Nouméa (Ballande) et en 1912 une autre voit le jour à Thio Mission (SLN).

Les progrès de la transformation du nickel

Avant la Première Guerre mondiale la transformation du nickel est mal maîtrisée et les ingénieurs explorent divers procédés comme l’hydrométallurgie à l’acide de Christophle ou la pyrométallurgie par fusion seule de Garnier. Pendant toute cette période la Nouvelle-Calédonie est un laboratoire où sont expérimentés les premiers procédés de traitement du nickel. Finalement ce sont les traitements de type pyrométallurgique qui se sont imposés jusqu’ici pour l’enrichissement primaire du minerai en Nouvelle-Calédonie. L’affinage final, très délicat, permettant d’obtenir du nickel presque pur par hydrométallurgie a toujours été effectué à l’extérieur du territoire.

Dans les premières usines les fours sont de simples cylindres en tôles tapissés de briques réfractaires appelés cubilots. Ils sont rapidement remplacés par des fours plus performants refroidis à l’eau, dits water-jackets, produisant eux aussi des ferro-nickels. L’arrivée, en 1917 à Doniambo, des premiers convertisseurs Bessemer aux parois tapissées de briques de silice permet enfin de produire des mattes contenant jusqu’à 75% de nickel.

Ces fours fonctionnent au charbon jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Dès 1877 du charbon est importé d’Australie mais on cherche des alternatives à cette coûteuse source d’énergie. Entre 1926 et 1930 70 000 tonnes d’un charbon de mauvaise qualité sont extraites à Moindou mais cette tentative reste sans lendemain. La première production d’hydroélectricité a lieu dès 1910 à Tao et se poursuit jusqu’en 1921 ; il s’agit d’effectuer des essais de traitement électrométallurgique. Une expérience plus ambitieuse est menée à Yaté de 1927 à 1950 : un petit barrage équipé de turbines permet d’alimenter sept fours électriques.

Ces tentatives précoces illustrent le dynamisme des entrepreneurs calédoniens mais aussi la difficulté à déployer des technologies de pointe sous un climat contrasté (sécheresses et cyclones font varier le débit des cours d’eau) et en l’absence d’une main d’oeuvre compétente.

La modernisation de l’extraction et des transports

Les progrès de la transformation du minerai s’accompagnent d’une modernisation de l’extraction et des transports mais la mécanisation reste limitée. Les machines sont chères et difficiles à entretenir en l’absence de personnel qualifié. Comme dans de nombreuses colonies on préfère faire appel à une main d’oeuvre nombreuse et peu rémunérée, même si elle est difficile à trouver.

L’extraction, c’est-à-dire l’élimination de la couche de latérites stériles et l’enlèvement du minerai, évolue peu. Elle est effectuée à ciel ouvert par des manoeuvres qui travaillent à la pelle et au pic. Le triage est lui aussi manuel et consiste à gratter les blocs stériles pour en détacher le minerai.

C’est le chargement, c’est-à-dire le transport du site d’extraction au minéralier qui connaît les plus grands progrès. Dès la fin du XIXe siècle, sur les grosses exploitations, le transport en sacs à dos d’homme ou d’animal n’est plus envisageable et le minerai est versé en vrac dans des bennes. On emploie des passes-ravines, des va-et-vient et des téléphériques pour remplir les chalands qui alimentent les navires. Si les conditions le permettent on construit des quais en eau suffisamment profonde pour que les minéraliers chargent directement comme à Népoui ou à Kouaoua. Le premier transbordeur est mis en place par la SLN en 1906 à Thio. Après la Première Guerre mondiale les sites les plus importants s’équipent d’un chemin de fer : plusieurs dizaines de kilomètres de voie sont en service au Koniambo, à Thio, à Yaté et à Kouaoua.

Le transport maritime vers les clients européens, américains et japonais représente une part importante du coût de revient. Les minéraliers demeurent jusqu’à la Première Guerre mondiale des navires à voiles car, la route étant longue et les points de ravitaillement rares, les vapeurs emportent alors presque autant de charbon que de fret. L’activité reste dangereuse car la cargaison pondéreuse affaiblit les coques par gros temps et les récifs ne sont pas toujours bien portés sur les cartes de l’époque. Trois-mâts construit en 1902, la Joliette coule, elle, en 1909 au mouillage de Thio durant un cyclone.

2e partie

La diffusion rapide des nouvelles technologies et des nouveaux moyens de production et de transport, même limitée par le manque de main d’oeuvre qualifiée et de capitaux, transforme l’économie de la Nouvelle-Calédonie.

Une économie qui se modernise rapidement

La Nouvelle-Calédonie se développe et son économie se modernise mais elle s’expose aussi davantage aux aléas brutaux de la conjoncture internationale.

Même si la production reste modeste avant la Seconde Guerre mondiale, la filière nickel qui s’est construite, de l’extraction de produits bruts à l’expédition de produits semi-raffinés, dynamise l’ensemble de l’économie calédonienne.
Rapidement identifié comme un minerai stratégique, notamment pour la marine de guerre, le nickel fournit enfin un produit d’exportation permettant l’insertion de la colonie dans les échanges internationaux. A partir des années 1910 deux usines au moins fonctionnent en permanence et les ports calédoniens (Thio et Nouméa surtout) sont parmi les plus actifs du Pacifique sud. La Nouvelle-Calédonie est désormais au centre d’un dense réseau de communications maritimes régulières la reliant à des clients et à des fournisseurs en Australie, en Europe occidentale, en Amérique du nord et au Japon. « Leader » du marché international du nickel jusqu’à la Première Guerre mondiale, la SLN demeure ensuite un acteur majeur derrière International Nickel (Inco), fondée en 1902, sur un marché très oligopolistique.

Premier exportateur mondial de nickel, brièvement de 1876 à 1905, la Nouvelle-Calédonie, en transformant une partie de sa production sur place, accroît sa valeur ajoutée et génère des effets induits. A partir du début du XXe siècle toutes les entreprises, tous les hommes d’affaires, tous les projets, tous les espoirs individuels ou collectifs de la colonie ont un lien plus ou moins direct avec le « Roi Nick ».

En 1913 ce secteur dynamique emploie plus de 30% de la population active et ces travailleurs prennent opportunément le relais des bagnards pour consommer les produits des agriculteurs et surtout ceux importés à grands frais par de prospères maisons de commerce. Dans les principales agglomérations de nouveaux métiers apparaissent, dans les services en particulier comme l’indispensable géomètre, et la
diversification des activités s’accompagne d’une élévation du niveau de vie.

Une économie cyclique

Hélas, le nickel a beau être stratégique, son prix fluctue, comme celui de tous les produits de base, au gré de l’offre et de la demande internationale.

La « ruée » de la fin des années 1870 a bien été suivie de trois périodes, appelées « booms », de croissance exceptionnelle en 1900-1904, 1924-1929 et 1938-39 qu’on explique par des hausses brutales de la demande liées principalement à un emploi de plus en plus massif de nickel dans les industries d’armement des grandes puissances qui se livrent une compétition acharnée.

Mais de nombreuses crises ont touché la filière lorsque la demande de nickel calédonien s’est effondrée en 1877, 1883-1885, 1904-08, 1918-21 et 1930-36. Ces crises de surproduction, attribuées tantôt à l’arrivée massive sur le marché du nickel canadien au début du XXe siècle, tantôt à l’effondrement de la demande à la fin de la Première Guerre mondiale et au cours de la Grande Dépression, sont désastreuses pour l’économie locale.

Si la baisse des prix à la fin du XIXe siècle a le mérite de ressusciter des projets d’usine en rendant plus pressante la nécessité d’exporter des produits élaborés, moins sensible aux aléas de la conjoncture internationale, les dépressions de l’époque sont brutales car elles ne sont pas régulées par l’Etat. Lors de ces crises de nombreux « petits mineurs » comme Pierre Coste, bien souvent criblés de dettes, titulaires de petites concessions mais dépourvus des ressources nécessaires pour affronter les années difficiles sont contraints de céder leurs titres à vil prix à des entreprises solides et avisées qui sont parfois leurs principaux créanciers. A la fin des années 1870 Higginson et Hanckar se constituent ainsi un important domaine minier et dominent peu à peu le marché local. L’activité reposant sur une seule filière, les faillites se multiplient et le chômage se répand rapidement. Tous les secteurs d’activité sont touchés et une bonne partie de la richesse créée à l’occasion du boom est alors détruite.

Une économie à la recherche de liquidités

Cette fragilité de l’économie locale mais aussi l’éloignement des grandes places financières, l’étroitesse du marché local et l’absence de système bancaire ne facilitent pas l’accumulation de capital dans la colonie. L’argent nécessaire aux lourds investissements des activités industrielles et minières n’est pas facile à rassembler.

En 1874 la Banque Marchand inaugure à Nouméa le premier établissement financier. Elle dispose même d’un privilège d’émission qui fait d’elle la Banque Centrale de la colonie. Malheureusement sa faillite en 1877 laisse l’économie locale sans réelles capacités de financement en dehors des maisons de commerce. Car si le commerce de détail est dominé par les « stores » où les mineurs achètent à crédit, ces épiceries de brousse dépendent pour leur approvisionnement de maisons de commerce installées à Nouméa. Ces dernières importent les produits en gros et les avancent aux détaillants. La Maison Ballande construit ainsi son patrimoine agricole et minier grâce à ses débiteurs défaillants qui finissent par lui céder leurs concessions.

Mais les maisons de commerce elle mêmes doivent se refinancer sur les marchés extérieurs et les places financières, peu nombreuses, prélèvent des intérêts élevés pour s’engager dans une activité incertaine sur une île insoumise. L’Allemagne et le Japon qui ont un urgent besoin de nickel pour leur industrie d’armement sont moins exigeants. La société des Mines Nickélifères et du Mont Do réunies, à capitaux allemands, est présente jusqu’à sa saisie en 1914 tandis que la Société Minière de l’Océanie, à capitaux japonais, exporte encore 60 000 tonnes de minerai en 1940.

L’entreprenant John Higginson parvient d’abord à intéresser à ses projets le financier Morgan à Sydney puis, alors que ses engagements s’accroissent au moment de la création de la SLN, le banquier Rothschild à Paris. Lorsque Higginson n’est plus en mesure de payer ses dettes il est contraint de céder ses participations à son principal créancier, Rothschild, qui prend ainsi le contrôle en 1888 de la SLN.
Ce processus de concentration industrielle et financière se poursuit lorsque, en 1937, la SLN absorbe la Société des Hauts Fourneaux de Nouméa (Ballande) et s’installe à Doniambo.

Une tertiarisation freinée par une faible urbanisation

Le développement de la filière nickel favorise l’urbanisation à proximité des principaux sites miniers. La main d’oeuvre est nombreuse et l’exploitant doit loger ses ouvriers alors les villages miniers poussent comme des champignons. Le plus souvent bâtis sur le site même en raison des difficultés de communication, comme le village du Plateau au dessus de Thio qui abrite jusqu’à 1 000 personnes, ils sont parfois établis au pied des massifs comme le village de Paagoumène.

Certains pôles urbains connaissent un essor spectaculaire comme Thio. Surnommé « Nickel-town » par la France Australe, le bourg abrite plus de 5 000 âmes au début du XXe siècle. Ses mines n’ont pas cessé de produire depuis 1875 et son port est l’un des plus importants du Pacifique sud, il dispose même d’un bureau des Douanes dès les années 1890. En y établissant son siège dans les années 1920, la direction générale de la SLN en confirme le caractère central.

Mais cette croissance urbaine est souvent éphémère et le réseau urbain demeure macrocéphale. Les communications à l’intérieur de la colonie restent limitées par l’absence de routes et on circule surtout par bateau (le « Tour de côte »). L’activité de transformation est trop modeste et instable pour créer réellement des villes industrielles et les villages miniers ne survivent pas à l’arrêt de l’exploitation. Seule
Nouméa se développe vraiment grâce à son port et aux nombreuses administrations, sur le modèle de la métropole coloniale.

L’impact des transformations économiques sur la société calédonienne reste donc limité.

3e partie

Contrairement à ce qui se passe en Europe, la diffusion du modèle industriel en Nouvelle- Calédonie ne transforme pas la société en profondeur et ne suscite pas d’âpres résistances.

Les classes sociales se diversifient peu et ne s’affrontent guère

La grande bourgeoisie profite de la concentration industrielle et financière. A Nouméa et ailleurs d’opulentes fortunes se créent, qui permettent à leurs heureux propriétaires de vivre grand train. Lucien Bernheim, « le seigneur de Népoui », fait généreusement don de la Bibliothèque qui porte son nom. Le flamboyant Higginson, le « roi du nickel », voyage beaucoup et apprécie le luxe. La société de consommation, qui n’est pas encore de masse, fait son apparition.

La petite bourgeoisie, elle, est davantage soucieuse de son confort matériel et de sa sécurité financière. Elle est aussi plus sensible aux crises économiques. La bourgeoisie est divisée mais organisée : les « petits mineurs » dénoncent les abus et les privilèges des grandes compagnies comme les contrats avec l’Administration pénitentiaire qui avantagent la SLN ; les patrons forment un syndicat pour défendre leurs intérêts ; tous militent pour participer davantage aux décisions politiques locales au côté du Gouverneur dans l’enceinte du Conseil général.

La classe ouvrière, en revanche, est peu hiérarchisée, peu organisée et reste méprisée. La main d’oeuvre est surtout composée de manoeuvres. Les contremaîtres et les ouvriers qualifiés sont rares et essentiellement européens. Les Européens, en effet, hésitent à s’installer dans cette colonie lointaine et mal connue et préfèrent émigrer en Afrique du Nord ou en Amérique du Nord. La mine, pas plus que l’agriculture avant elle, ne parvient pas à drainer vers la Nouvelle-Calédonie une part significative des millions de migrants qui quittent alors une Europe surpeuplée.

Soumise aux sujétions du code de l’indigénat de 1887, la population kanak est, elle, cantonnée dans des réserves. Elle se soulève parfois lorsque la pression des prospecteurs sur les terres s’accroît comme en 1917 dans la région de Koné. Jugée peu fiable par les employeurs cette main d’oeuvre est peu recherchée et ils ne sont que 434 à travailler en 1913, surtout des Loyaltiens. Pour ces raisons la Nouvelle-
Calédonie ne connaît pas à l’époque les puissants flux migratoires qui vident les campagnes européennes au profit de pôles urbains dynamiques.

L’absence d’exode rural explique le recours massif à une main d’oeuvre immigrée. A partir de 1873 les employeurs comme Higginson font appel à des travailleurs de la région, principalement aux Nouvelles-Hébrides. Cette source de main d’oeuvre se tarit rapidement car les exactions commises par les recruteurs font interdire ce qu’il faut bien appeler la traite mais ces travailleurs sont encore plus de 2 000 dans la colonie en 1894. Dès 1878 l’Administration pénitentiaire loue des condamnés aux employeurs. Il seront des milliers à travailler ainsi, principalement sur mine, jusqu’à l’arrêt des « contrats de chair humaine » à partir de 1897. Lorsque la main d’oeuvre pénale et néo-hébridaise se raréfie il est fait appel aux travailleurs asiatiques, d’abord des Indochinois (les « Chan Dang ») à partir de 1891, puis des Japonais à compter de 1892 et enfin des Javanais après 1896. Plus de 15 000 d’entre eux travaillent sur les mines en 1929. Loin de pousser les populations locales à se regrouper dans des villes, l’appel de main d’oeuvre suscité par l’essor industriel de la Nouvelle-Calédonie fournit surtout un exutoire temporaire au trop-plein des campagnes asiatiques.

Des conditions de travail inégales et pénibles

Les conditions de travail sont inégales : les Japonais sont soumis au droit commun comme les Européens libres, les condamnés sont toujours considérés comme des forçats et les Asiatiques doivent signer un contrat d’engagement à partir de 1895. Ce dernier précise les conditions de travail et de paiement afin d’éviter les excès des employeurs peu scrupuleux qui considèrent ces travailleurs comme une main d’oeuvre servile.

Pour les Européens libres, le travail sur mine, peu mécanisé, est pénible mais mieux payé qu’un emploi agricole. Pour tous le logement sur mine est sommaire : ce sont des campements que la promiscuité, le manque d’hygiène, l’alcoolisme et la violence rendent dangereux. Les châtiments corporels sont employés et la mortalité est élevée (jusqu’à 12% des Néo-Hébridais lors de l’épidémie de rougeole de 1875).
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale les rémunérations varient sensiblement selon l’ethnie, le sexe et l’âge. Il existe alors une hiérarchie des salaires et du mépris qui place l’homme au dessus de la femme et de l’enfant et l’Européen au dessus de l’Asiatique et du Mélanésien.

La loi sur les syndicats professionnels de 1884 n’est promulguée en Nouvelle-Calédonie qu’en 1901 et, dès 1902, le Syndicat Mixte des Travailleurs Calédoniens regroupe tous les métiers. Mais seuls les Européens, peu nombreux, ont la possibilité de s’exprimer. En 1918 une tentative des salariés de la SLN de se regrouper se solde par un échec. Dès lors les revendications sociales des travailleurs les plus modestes et les moins considérés sont portées par la gauche parlementaire et les Eglises. Ainsi dans les années 1880 les députés français se préoccupent-ils du sort des condamnés (travail de nuit, accidents), du travail des enfants dès 6 ans ou des journées de travail de 12 h. Les Eglises protestantes étant encore peu implantées sur la Grande Terre, ce sont surtout les pères maristes qui interviennent lorsque les conditions de travail sont excessives ou que la pression foncière s’exerce sur les réserves. Au début du XXe siècle c’est le gouvernement impérial qui négocie l’amélioration des conditions de travail des Japonais (journée de 10h, prime de voyage).

Un impact culturel incontestable mais faible

Si elle ne bouleverse pas une société coloniale un peu assoupie, l’aventure du nickel a marqué les esprits. Machine à vapeur, chemin de fer, métallurgie, électricité, flux internationaux : la révolution industrielle a incontestablement touché la Nouvelle-Calédonie à son échelle mais la société industrielle est loin de s’être diffusée à tout le territoire et à toute la population.

Certes, avant la Première Guerre mondiale on circule en train sur le Plateau à Thio et on s’éclaire à l’électricité à Tao ! C’est alors loin d’être le cas partout en Europe Occidentale, en Amérique du Nord et au Japon. A la vision romantique d’une île peuplée de dangereux évadés et de farouches cannibales se superpose celle d’une terre généreuse et prospère grâce au « génie français ». Elle correspond à l’image que la Métropole veut donner de son Empire au moment des expositions coloniales. La « mise en valeur » d’espaces soustraits à des « sauvages » incapables de les exploiter montre que le progrès et la « civilisation » sont en marche.

Mais cette modernisation reste limitée dans l’espace aux principaux sites d’extraction et de transformation du minerai et circonscrite dans le temps à leur période d’exploitation. Les rails s’arrêtent tous au pied des massifs miniers et la population attendra encore longtemps l’électricité, à Tao et ailleurs. L’absence d’exode rural et le rapatriement de la plupart des travailleurs à l’issue de leur contrat ne favorisent pas l’urbanisation. Les paysages sont peu marqués avant l’arrivée de la mécanisation et seuls les rares vestiges industriels encore visibles aujourd’hui, très mal conservés par le climat, témoignent au détour d’un sentier de montagne ou au fond d’une baie de l’activité qui a pu régner alors comme le village-fantôme de la Ouenghi.

Cependant l’aventure du nickel a renforcé et diversifié le caractère pluriethnique de la population et de la culture calédonienne (le riz, les nems, les claquettes). Elle a aussi popularisé des termes spécifiques comme « wharf », « barre à mine », « Caillou », « petit mineur », « chrome de fer ». Les succès des plus chanceux ont créé un mythe proche de celui du « self made man » dans les pays neufs de peuplement anglo-saxon. Dès avant la Première Guerre mondiale on nourrit dans la colonie des rêves épiques de fortune rapide bâtie grâce à la générosité de la terre.

Conclusion

Au total la mise en place en Nouvelle-Calédonie, du milieu du XIXe siècle à la fin du XXe siècle, de nouveaux modes de production illustre la diffusion du modèle industriel européen. Les usines, les mines, la concentration financière, les flux d’hommes, de capitaux et de marchandises bouleversent pour longtemps l’économie locale. Celle-ci vit désormais davantage au rythme de l’économie mondiale avec ses accélérations et ses crises.

Mais cette petite révolution industrielle, économique et financière s’accompagne d’une stagnation sociale. Il n’y a pas d’exode rural, la classe moyenne est peu représentée et les grandes vagues migratoires ne font qu’ajouter de nouvelles couches défavorisées à une société restée profondément inégalitaire. L’urbanisation, la mécanisation, l’égalité des salaires, l’expression des revendications sociales et politiques devront attendre une autre « révolution », celle qui suit la Seconde Guerre mondiale, celle des « Trente Glorieuses » et de la décolonisation.

Le contexte colonial aura eu l’effet d’un filtre qui n’a laissé diffuser en Nouvelle-Calédonie que les aspects de la société industrielle européenne compatibles avec le maintien d’une organisation sociale ségrégative.

Bibliographie

Bibliographie de base

Yann Bencivengo (sous la direction de), 101 mots pour comprendre la mine en Nouvelle-Calédonie, Editions Ile de Lumière, 1997.

Sur le Web

Une étude de l’exploitation minière en Nouvelle-Calédonie accompagnant le programme adapté de 1èrePro) par le Dr.
Sylvette Boyer : http://www.ac-noumea.nc/histoire-ge...

Un commentaire pédagogique (niveau 1re) sur l’émission de Thalassa consacrée au nickel en Nouvelle-Calédonie :
http://www.lycee.clionautes.org/art...

Une étude universitaire sur le vocabulaire calédonien ( « Caillou », « petit mineur ») : http://www.unice.fr/ILFCNRS/ofcaf/1...

Iconographie

Marc Métayer, Les voiliers du nickel, Alan Sutton, 2003.

M.C. & J. Valette, La Nouvelle-Calédonie, terres lointaines, Alan Sutton, 2004.


titre documents joints

Le nickel calédonien du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle

7 août 2010
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Modèle industriel et changement social du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle. Les mutations d’une filière économique : le nickel calédonien.


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