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La création de la route du Pacifique

samedi 17 juillet 2010

CONFÉRENCE DONNÉE PAR ISABELLE MERLE – IRIS – CNRS PARIS LE 22 JANVIER 2008 DANS LE CYCLE « HISTOIRE MONDIALE DE LA COLONISATION » MUSÉE DU QUAI BRANLY

 Résumé :

Cette contribution s’attache à décrire les modalités par lesquelles l’espace Pacifique fut progressivement construit géographiquement, reconnu et cartographié et connecté aux échanges et autres espaces mondiaux entre le XVe siècle et le XIXe siècle. Déconnecté du reste du monde jusqu’au XVIe siècle, cet espace austral s’inscrit cependant dans un imaginaire européen géographique ancien. Puis il se réduit à un fil pour les Espagnols du XVIe siècle qui naviguent au nord entre Asie et Nouvelle-Espagne. Quelques uns tentent d’étendre l’expérience américaine de la conquête jusque dans les îles mélanésiennes. Au XVIIe, l’espace Pacifique se trouve à la périphérie d’un vaste espace mercantile hollandais, zone que ces derniers tentent d’incorporer. Au XVIIIe, il devient un espace en soit, dévoilé par des expéditions britanniques et françaises, qui se veulent scientifiques mais engage un effet de connaissance dont la conséquence sera l’avènement de l’emprise coloniale.

 Introduction :

Carte géographique du Pacifique

 I - Mondes connectés, mondes déconnectés

Le Pacifique, c’est d’abord un océan, le plus vaste (et le plus profond) du monde qui s’étire dans sa plus grande largeur sur près de la moitié de la circonférence du globe soit 17 500 km des Philippines à Panama et dans sa longueur, de l’Antarctique aux côtes asiatiques, sur 14 000 km.
Au total, cette immense masse océanique couvre 165 à 181 millions de Km2. La profondeur moyenne est de 4300 mètres, avec les failles les plus profondes de la planète comme celle de Tonga ou Kermadec de 11000 mètres.

On l’appelle le Pacifique. Ce fut le nom que lui donna le premier Européen qui le parcourut en 1519 en contournant l’Amérique du Sud jusqu’aux Philippines. Magellan fit une traversée sur une mer calme et c’est pourquoi il appela cet océan le Pacifique. Mais le terme mit longtemps à s’imposer. Jusqu’au début du XIXe siècle, on parle plus volontiers des mers du sud, des mers australes ou encore du Grand Océan, termes qui finiront par être limités à un usage littéraire.

Cet espace Pacifique est, selon les géographes Antheaume et Bonnemaison [1], un espace gigogne :

  • Le bassin Pacifique englobe les côtes des pays riverains, disposés au pourtour du Grand Océan.
  • Sur la façade occidentale, du Nord au Sud, l’Extrême-Orient russe, la Chine, la péninsule coréenne, le Japon, le Sud-est asiatique, les grands archipels insulindiens dont les confins orientaux s’articulent avec l’Arc mélanésien
  • Sur la façade orientale, du Nord au Sud, répond en symétrie, le continent américain dans toute sa longueur
  • Au sud, le continent antarctique n’apparaît que comme une très lointaine bordure.
    L’Australie forme un fragment de frontière ouest alors que la Nouvelle-Zélande ne suffit pas à colmater la brèche méridionale. En son centre, cet immense espace aux frontières floues recèle un monde d’îles et d’archipels éparpillé d’ouest en est.

Entre 1810 et 1829, l a Géographie Universelle en huit volumes que publie le Français Conrad Malte-Brun [2] - première tentative de description complète du monde dans une géographie « moderne » - s’attache à qualifier cette cinquième partie du monde. Après l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, apparaît le cinquième des continents, le moins continental d’entre eux, d’où le nom choisi Océanique en 1813 pour devenir Océanie en 1837.

À cette date et jusque dans les confins du globe, dans les mers les plus lointaines de l’hémisphère austral, les territoires sont reconnus, leurs côtes cartographiées, leurs reliefs repérés. L’antarctique, lui-même, tout au sud, dont l’approche fut si difficile créant pendant longtemps une confusion à propos de sa nature : banquise ou véritable continent, vient d’être accosté par le Français Dumont d’Urville sur sa partie orientale, nommée Terre d’Adélie. En 1842, les côtes de cet ultime continent sont dessinées.

Il aura fallu plus de trois siècles aux Européens pour s’avancer jusqu’aux limites extrêmes de l’hémisphère austral et explorer les bordures d’un monde désormais fini inscrit dans une géographie désenchantée. Il a été finalement plus simple, pour les hommes du XVIe, XVIIe et XVIIIe de naviguer jusqu’au bout de la terre en dépit des dangers de la mer.
En ce milieu du XIXe siècle, il reste à découvrir l’intérieur des territoires, l’Afrique, l’Australie, l’Antarctique et tardivement, autour des années 1930, la Nouvelle Guinée qualifiée de the last frontier dont les hautes terres s’élèvent jusqu’à 5000 mètres d’altitude.
C’est avec émerveillement que l’anthropologie découvrira dans les années 1940 quelques 200 ans après les premiers contacts dans le Pacifique, la présence d’une population dense, installée au cœur des hauteurs de la Nouvelle-Guinée, préservée du contact direct avec le reste du monde, recélant une variété de cultures inviolées dite « primitives » que l’on n’espérait plus trouver.
Les hommes, désormais, sont entièrement et directement connectés.

The old World in 1400 : major trade roads
E.Wolf, p. 28

Lorsqu’Eric Wolf, dans son livre Europe and the people without history, s’emploie à décrire le monde, en 1400, à la veille des grandes découvertes, il décrit un monde fragmenté qui se présente comme le prolongement extrême d’un ensemble de continents enclavés depuis le néolithique. Certains sont depuis longtemps connectés par des routes par lesquelles transitent, biens, hommes, idées avec plus ou moins d’intensité. C’est le cas de l’Europe, l’Asie et l’Afrique. D’autres, au contraire,
sont complètement isolés, territoires du nouveau monde, l’Amérique, le Pacifique.
Entre l’Europe et l’Asie, transitent, on le sait, les biens précieux du temps, la soie et les étoffes d’une part ou encore les épices, clous de girofle, gingembre, cannelle, poivre, cardamone dont l’usage culinaire et médicinal progresse sous la Renaissance. On trouve ces épices en Inde, en Asie du Sud est, et surtout dans les îles des Philippines, les Moluques, Malacca.
Mais les routes par voie de terre ou de mer, se heurtent alors à la puissance ottomane en pleine expansion qui s’étend de l’Afrique du Nord jusqu’au golfe persique et dont les influences vont bien au-delà ainsi qu’aux intermédiaires Vénitiens et Génois.
Le monde musulman puissant est l’ennemi numéro 1, on le sait, de l’Europe chrétienne et des Ibériques en particulier qui, à la fin du XVe siècle (1474) avec la centralisation de l’Espagne sous Isabelle de Castille parviennent tout juste à pousser les Maures hors de la péninsule. Ce monde musulman s’impose comme un intermédiaire obligé ou un verrou incontournable entre l’Europe et l’Asie.
Entre les mondes arabo-musulmans et les mondes asiatiques, les circulations sont anciennes, soutenus, alors que l’Islam se diffuse. Les Portugais et Espagnols, prenant pied le long des côtes asiatiques au XVe siècle se trouvent au prise à des univers sociaux cosmopolites et mobiles qu’ils sont très loin alors de maîtriser.
L’Afrique quoiqu’excentrée, participe de longue date aux échanges par le biais des routes continentales qui la traversent et les multiples liens avec le monde arabe jusqu’à l’empire ottoman.
Au cœur de ces mondes connectés, il y a un océan essentiel, l’océan indien ou l’empire maritime au milieu, objet de toutes les convoitises. Il faut se souvenir que c’est l’accès à l’Inde, l’appât des épices et des richesses qui poussent les Portugais avec Bartholomé Diaz et les Espagnols avec Christophe Colomb à ouvrir de nouvelles routes maritimes.
En partant vers le sud, le long des côtes africaines pour contourner le continent ou en partant vers l’ouest pour tenter une route alternative que l’on pense courte, Portugais et Espagnols cherchent à éviter les verrous musulmans et les ports méditerranéens. Du côté asiatique l’océan indien est connu du moins le long des côtes et les réseaux de commerce par l’intermédiaire de marchands arabes atteignent l’Afrique de l’est.

On sait par ailleurs que les sept expéditions de l’amiral chinois Cheng-ho entre 1405 et 1433, ont laissé les traces écrites des traversées qu’il a entreprises entre la mer de Chine jusqu’au Mozambique. L’hypothèse a été faite que Cheng Ho ait pu voyager très au sud vers les côtes australiennes et jusqu’aux Antilles mais rien véritablement ne le prouve. De fait, les mondes interconnectés, européens, asiatiques et africains pour parties s’opposent à ceux qu’on appelle les
« Nouveaux Mondes » qui, hormis les routes de navigations ouvertes par les Vikings entre le Groenland et Terre neuve autour de l’an mille et refermée ensuite dans les glaces, ont constitué des isolats sur une très longue durée depuis l’achèvement des processus de peuplements humains.
Ils ont connu ensuite des dynamiques, développements et mobilités spécifiques.

Sahul et Sunda

Concernant le Pacifique, on sait aujourd’hui, que les peuples de la région sont venus d’Asie, y compris ceux, installés dans les îles orientales plus proches du continent américain. Les ancêtres des Aborigènes ont traversé les bras de mer séparant sous l’ère glaciaire, il y a quelque 60 000 ans la vaste terre émergée du nord que les préhistoriens appellent Sunda de celle du sud appelée Sahul, recouvrant la Nouvelle-Guinée, l’Australie et la Tasmanie actuelle. La fin de l’ère glaciaire,
il y a 10 000 ans marque l’isolement par les eaux de la Tasmanie au sud et de l’Australie au nord.
L’isolement de la Tasmanie semble radical. L’arrivée du Dingo en Australie et celle du cochon en Nouvelle-Guinée, il y a environ 5000 ans puis d’évidence de contacts entre Aborigènes de la côte nord et pêcheurs macassan d’Indonésie ou insulaires des Torres Strait prouve que l’isolat australien ou celui de la Nouvelle Guinée peut être relatif.

Expansion austronésienne : les sites lapita

Il y a 3000 ans, une nouvelle vague austronésienne cette fois, partie de Taiwan pour se répandre au sud, atteint la Nouvelle-Guinée et les îles du Pacifique central, jusqu’à Tonga/Samoa. Si les échanges à longue distance persistent longtemps entre les îles de l’ouest et les îles du Pacifique central, les contacts avec l’Asie sont coupés si ce n’est des influences linguistiques en Micronésie, le monde austronésien développant un complexe culturel distinctif, les Lapita, qui disparaît à la fin du premier millénaire avant Jésus Christ.

Expansion polynésienne

Ce n’est qu’au premier millénaire après Jésus-Christ, que la dernière vague de peuplement s’élance, à partir de Tonga/ Samoa vers les îles les plus reculées du Pacifique orientale. On a longtemps cru à des possibles migrations venues du Pérou. On sait seulement que la patate douce, centrale dans l’alimentation précoloniale de la Polynésie, effectivement originaire du Pérou est arrivée dans les îles. Mais les Polynésiens eux-mêmes sont les descendants des Austronésiens.

L’ensemble des peuples du Pacifique, comme les Amérindiens ont vécu à l’écart des circulations asiatiques et européennes jusqu’au XVe-XVIe. Des mondes qui s’ignorent. La rencontre entre « vieux monde » et « nouveau monde » se fabrique alors à l’aune de cette radicale méconnaissance mutuelle préalable, cette surprise ou stupeur réciproque qu’engagent alors les « premiers contacts ». Mais on ne peut ignorer les préconceptions ou horizons d’attente. Car de part et d’autre, selon des registres très différents, pour les uns prophéties ou cosmogonies rendant
pensables l’arrivée d’étrangers déifiés, pour les autres hypothèses géographiques, continents mythiques, richesses ou expériences avec d’autres « sauvages » déterminent les modalités des premières rencontres. En cela, le Pacifique occupe une place particulière dans la conscience européenne. Car radicalement ignoré jusqu’au début du XVIe siècle, il s’inscrit néanmoins depuis très longtemps dans un imaginaire géographique.

 II- Le Pacifique dans le désenclavement du monde

Petrus Plancius, World Map, 1594
The Furthest Shore, p. 42

Au premier siècle après Jésus Christ, le mathématicien - astronome et géographe Ptolémée, ayant prouvé par calcul la rotondité de la terre, imaginait par-delà le monde connu, un vaste continent, placé aux confins de l’hémisphère austral, garant de l’équilibre du globe. Un auteur écrit en 1937 :
« De même qu’on supposait qu’à l’ouest s’étendait l’Atlantide et d’autres contrées mystérieuses, on trouvait aussi naturel de croire à des terres australes. Une telle hypothèse semblait même être nécessaire et exigée par la loi de la symétrie. Si le Globe terrestre était un tout harmonieux, pourquoi l’hémisphère austral ne reproduirait–il pas les mêmes dispositions des terres et des mers que l’hémisphère boréal. Les cosmographes grecs étaient cependant persuadés que les terres
australes resteraient à jamais inconnues. Ils divisaient le monde en cinq parties dont une, la zone torride, était rendue inhabitable par la « furie du soleil » et formait une barrière infranchissable entre les deux hémisphères tempérés. » [3]

Ce mythe poursuivit les Européens jusqu’au XVIIIe siècle. En 1295, Marco Polo dont on pense qu’il accosta au Viet Nam est persuadé d’avoir découvert la Terra Australis Incognita. Il décrit « un pays d’une richesse incroyable où l’on trouve l’or en grande quantité, des bois de teinture et des éléphants en grand nombre ».

Les cartes élaborées selon les vues de Ptolémée redécouvertes en Europe au XVe siècle, et en particulier la plus connue d’entre elles, celle de Mercator publiée en 1569, dessinent un vaste continent au sud de toutes les mers connues. Ce continent de tous les possibles devient un aiguillon pour les expéditions organisées dans le Pacifique par les Européens, Espagnols au XVIe siècle, Hollandais aux XVIIe, Anglais et Français aux XVIIIe. Les Espagnols cherchent le continent austral le long des côtes de la Nouvelle Guinée, aux Salomons et jusqu’à Santo (Vanuatu) entre 1520 et 1606 sous la direction d’un Mendana ou d’un Quiros. Les Hollandais reconnaissent au XVIIe siècle les côtes ouest de l’actuelle Australie, celles de la Tasmanie au sud ou encore celles de la Nouvelle-Zélande à l’est. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Buffon, De Brosses, Mauperthuis, Cuvier et d’autres reprennent la théorie de l’équilibre du globe émise par Ptolémée.
Une masse terrestre doit s’étendre dans les espaces à peine reconnus ou complètement inconnus situés entre le tropique du Cancer et le 50e parallèle. Les cartes utilisées par Byron, Wallis, Carteret, Bougainville jusqu’à James Cook inscrivent parfois les tracés de cette terre que l’on imagine ou laisse prudemment en blanc ces confins du globe encore à découvrir. C’est finalement le second voyage de James Cook en 1772 qui poussant la reconnaissance loin au sud jusqu’au cercle antarctique met un point final à cette conjecture australe multiséculaire.

Les navires de Magellan
L’hémisphère orientale d’après Mercator
Magellanica, OKH Spate, p. 247

En pratique, c’est en 1513 qu’un Européen, Vasco Nunez de Balboa, conquistadore au service de la Couronne de Castille, aperçoit pour la première fois du haut des montagnes qui surplombent l’isthme de Panama, une vaste étendue d’eau qu’il nomme « Mar del Sur ».
6 ans plus tard, en 1519, Magellan, lui aussi au service de la Couronne de Castille, entreprend une première traversée en passant par le détroit qui prendra son nom au sud du continent américain : le détroit de Magellan. Longeant les côtes de la terre de feu, il est persuadé de voir là, la pointe avancée d’un continent austral. Il faudra attendre 1578 et le navigateur Francis Drake pour que l’on découvre que la Terre de Feu est une île et 1624 pour que l’on trouve le passage au sud du Cap Horn. La première route vers le Pacifique via le Cap Horn est ouverte.

Les vents du Pacifique

Poussé par les courants et les vents ainsi que par la volonté de rejoindre des latitudes plus chaudes, Magellan remonte le long des côtes de l’actuel Chili puis rencontre les Alizés qui le poussent vers l’Ouest dans les immensités maritimes, passant au nord des Tuamotus jusqu’à l’actuelle Guam. Nombreux sont les explorateurs suivants, Espagnols au XVIe, Hollandais au XVIIe, Français et Anglais au XVIIIe, qui suivront la même route que Magellan en maintenant le cap ouest dans ce que l’historien OKH Spate appelle le corridor des Tuamotus, zone située entre 15°et 25° de latitude ou soufflent avec régularité les alizés et dans lequel se trouvent les Marquises, l’archipel des Tuamotous et les îles de la Société.

Le corridor des Tuamotus

Mais plutôt que de poursuivre à l’ouest, Magellan remonte vers le nord, naviguant dans la zone du Pacifique les plus vides. À l’issue de trois mois d’une navigation, il accoste à Guam, dans les îles Mariannes, dont le triste privilège pour les habitants du lieu est de devenir une escale essentielle sur la route du Pacifique nord. Les Espagnols opèrent au cours de ce voyage une performance maritime, la première circumnavigation de l’histoire. Mais ils expérimentent aussi l’extrême difficulté de la navigation dans le Pacifique qui impose des tranches sans escales parmi les plus longues que l’on peut trouver dans l’histoire des voyages maritimes. Ce fait est à retenir, car dans l’histoire des « premiers contacts » dans le Pacifique, pèse lourd cette contrainte physique et matérielle, l’arrivée d’équipages européens épuisés, à bout de ressources alimentaires, à bout de ressources en eaux et bois, et gravement atteints jusqu’à la toute fin du XVIIIe siècle, du scorbut.

L’Asie proche
Spate I, p122
Magellan

D’autant plus que Magellan comme Cortès après lui, évaluent très mal les distances et pensant l’Asie bien plus proche des côtes américaines et se trouvent rapidement à bout de ressource.
L’arrivée à Guam, nommée île des voleurs, première trace d’une réputation de l’insulaire polynésien qui le poursuivra longtemps, est tout simplement catastrophique. Le « vol » récurrent en Micronésie et Polynésie lors des premiers contacts, s’inscrit dans la continuité de pratiques qui consistent à prendre ce qu’offrent les divinités dont les rituels mettent en scène des visites à échéances régulières. Prendre et offrir. Mais pour les Espagnols, le malentendu est total et la
réponse extrêmement violente. Violence qui règne d’ailleurs sur le bateau même. Mutineries, famines, naufrages émaillent cet exploit maritime. Sur 260 marins, 18 seulement rentrent à bon port sur l’unique navire rescapé d’une flotte de cinq au départ. Magellan, lui-même, meurt sous les coups des gens de Cebu aux Philippines et lorsqu’enfin le reste de l’expédition arrive aux Moluques, îles aux Epices, ils trouvent les Portugais déjà installés.
Plutôt que de prendre les risques d’un tel voyage, la Couronne de Castille, à partir de 1525, préfère s’appuyer sur son nouvel empire, la Nouvelle-Espagne pour entreprendre l’exploration de la Mar del Sur. Le but est double. Il s’agit d’abord de trouver une route alternative vers les Moluques pour contrer l’avance Portugaise et capter les richesses asiatiques. Il s’agit ensuite d’entreprendre la quête du continent austral et celle d’îles mythiques situées à l’ouest dont témoignerait la légende
d’Ophir qui circulent sur les bateaux portugais et espagnols renforcée par celle de Tupac Yupanqui et de sa flotte inca recueillie au Pérou.
La route alternative vers les Philippines fut difficile à trouver car s’il était facile de naviguer d’est en ouest en utilisant les alizés, il était en revanche très difficile de revenir « contre le vent ». Et il faudra pas moins d’une cinquantaine d’année pour qu’enfin l’expédition d’Urdaneta trouve le moyen d’utiliser les vents en fonction des saisons. En partant en juin de Cébu, aux Philippines, on peut remonter au nord grâce aux vents de la mousson pour rejoindre les Westerlies et se laisser porter jusqu’aux côtes californiennes puis Acapulco. Le départ s’opère entre novembre et avril pour rejoindre au plus vite les alizés qui soufflent d’est en ouest. Ainsi s’instaure, la fameuse route des Galions, fil de communication essentiel entre l’Asie et la Nouvelle-Espagne, au moment même où Philippe II se trouve à la tête d’une péninsule ibérique unifiée et d’un immense empire qu’il augmente en 1566 de l’occupation des Philippines et de Guam.
Ainsi le Pacifique se trouve-t-il pour la première fois connecté aux grands échanges mondiaux non pas comme espace à conquérir mais seulement par l’intermédiaire d’une ligne qui traversent les espaces nord et vides. C’est par ce fil que transitent biens, idées, hommes entre la Nouvelle-Espagne alors florissante et l’Asie. Derrière la Nouvelle-Espagne, il y a l’Europe et la Castille.
Derrière les Philippines, il y a la Chine.
La route des galions ajoute un segment essentiel à l’espace mondialisé que recouvre la Monarchie Catholique et rapproche l’Europe et l’Asie. Le terme mundo prend alors un sens nouveau car l’expansionnisme ibérique opère désormais « sur toute la rotondité de la terre » grâce, en autres choses, aux progrès de la navigation qui parviennent à transformer, comme l’écrit Serge Gruzinski, « un événement exceptionnel – la traversée du Pacifique – en un exercice de routine à haut risque ».

The spaniards in Melanesia
Spate I, p122

La quête du continent austral et des îles s’avère, à l’inverse, infructueuse. Alors que les expéditions françaises et anglaises de la fin du XVIIIe siècle pourraient être qualifiées de polynésiennes au sens où elles concentrent une très large part de leur attention à cette partie du Pacifique, les expéditions espagnoles du XVIe siècle rencontrent principalement, hormis les Marquises, la partie occidentale du Pacifique et les peuples mélanésiens.
Les côtes de la Nouvelle Guinée sont connues grâce au retour de quelques naufragés espagnols tandis que les trois expéditions phares organisées sous la direction de Mendana et Quiros en 1568, 1595 et 1606 découvrent les Salomons et le Vanuatu ou l’idée est de fonder de véritables colonies de peuplement.

Longtemps discréditées par une historiographie du Pacifique massivement dominée par les recherches anglophones qui valorisent les navigateurs du XVIIIe siècle et James Cook en premier lieu, les expéditions espagnoles doivent être mieux comprises dans le contexte qui est le leur. Dans la stricte continuité de la conquête des Amériques, Mendana et Quiros transportent avec eux les projets coloniaux à l’œuvre sur le continent, projets privilégiant la fondation de localités et de villages sur la base d’une installation de colons au côté de populations évangélisées et regroupées, encadrées par une présence missionnaire forte.
Quiros, certes, est utopique lorsqu’il imagine la fondation d’une Nouvelle Jérusalem, ses églises, ses rues et ses marbres, sur une plage de Santo devant un équipage sceptique aux prises à des insulaires hostiles. Mais il est cohérent avec un projet urbain et rayonnant, une ville sur la côte est qui ferait face à la vice-Royauté du Pérou, une ville sur la côte ouest qui ferait face à la vice-royauté des Philippines. Ainsi devaient naître à mi-chemin des deux grandes colonies espagnoles
implantées sur les côtes du bassin Pacifique : les établissements australs. Mais l’empire de Philippe II n’est plus en mesure de soutenir de telles promesses. L’expédition de Quiros est un ultime effort et échec de l’expansion de la Nouvelle Espagne des conquistadores mais la mémoire de l’expérience reste. En 1772, le Vice roi du Pérou relance une expédition avec à bord des Franciscains, vers Tahiti, qui vient d’être découverte par les Britanniques.
Et les descriptions d’îles merveilleuses laissées par Quiros influencent considérablement les compétiteurs suivants que sont les Hollandais d’une part et les Britanniques d’autre part.

L’empire colonial hollandais

Dans le contexte des Provinces Unies, émancipées de la tutelle espagnole depuis 1581, les efforts des cartographes flamands à qui l’on doit la première carte du globe de Mercator ainsi que deux expéditions vers l’Inde et la Chine (1580-1590) précèdent et anticipent un mouvement d’expansion coloniale qui s’appuie, grâce à la fondation d’une compagnie à charte unifiée en 1602 (Verenigde Oostindische Compagnie ou VOC), sur l’installation de comptoirs commerciaux en Asie, la plupart
saisis aux Portugais.
Les principales îles des Moluques tombent aux mains des Hollandais en 1613 puis Java en 1619, Taiwan en 1624, Malacca en 1642. L’implantation des Hollandais au Cap de Bonne Espérance en 1652 leur permet d’organiser un vaste réseau d’échanges dans l’océan indien aux marges duquel se situent les zones encore inconnues du continent austral. Et c’est en prenant appui, sur leurs colonies récemment conquises en Insulinde que la VOC organise des expéditions vers le sud dans l’espoir d’incorporer dans leur empire mercantiliste les terres australes supposées déceler les ressources promises par Quiros.
L’espoir est déçu. Ni les côtes de la Nouvelle-Guinée, ni les côtes de l’Australie occidentale ou celles de la Tasmanie, ni même celles de la Nouvelle-Zélande ne semblent offrir les ressources ou encore la sécurité attendues. Les insulaires papous et maoris gagnent la réputation d’êtres hostiles, guerriers et anthropophages. Les Aborigènes dont le territoire s’avère être terriblement aride, paraissent des plus primitifs tandis que les Tasmaniens restent invisibles. Seule Tonga trouve grâce aux yeux d’un Tasman qui, reçu en grandes pompes par le chef de Tongatapu, trouve là des insulaires accueillants qu’il oppose aux insulaires du Pacifique occidental, amorçant une distinction qui va peser lourd entre Polynésiens bienveillants et Mélanésiens hostiles.
Grâce à Tasman, cependant, et aux hommes qui travaillent dans l’ombre de la VOC, et constituent une impressionnante collection d’histoire naturelle, de cartes et graphiques, de calculs et dessins, d’observations ethnographiques, botaniques et topographiques, les aristocraties européennes au XVIIe siècle prennent goût aux cabinets de curiosité, aux jardins botaniques, aux zoos, aux objets exotiques et connaissances scientifiques. C’est aussi sur cette accumulation du siècle précédent
que les hommes du XVIIIe, tels que Linné, Cook, Banks, Buffon et bien d’autres s’appuient, tandis que les récits imaginaires, écrits pour beaucoup par des auteurs français, prennent pour terrains d’aventure un Pacifique encore inconnu mais déjà fantasmé.
Les expéditions dites scientifiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle vont dévoiler au regard européen l’immense richesse et variété des terres et des peuples que recèle cette région. Circulant de part en part dans l’ensemble du Pacifique, les territoires sont, les uns après les autres, cartographiés, reconnus. Au-delà du dessin des côtes, Tahiti et la Nouvelle-Zélande constituent deux lieux essentiels de rencontres entre Européens et Insulaires sont particulièrement intenses et
répétées car non seulement plusieurs bateaux s’y succèdent entre 1760 et 1780 mais certains comme Cook y reviennent à plusieurs reprise, trouvant la des escales précieuses dans les voyages très longs qu’exige l’exploration des mers du Sud.

Voyages du Capitaine Cook

Ces expéditions « scientifiques », qu’il s’agisse de James Cook ou de Bougainville ne poursuivent pas un but colonial immédiat même s’il s’agit de rapporter en Europe non seulement toute une série d’observations botaniques, ethnologiques, astronomiques, faunistiques et maritimes mais aussi une évaluation des ressources potentielles, richesses des sols, climats, ressources végétales etc. Mais ces expéditions ont un impact considérable avec le succès remarquable des récits de
voyage et surtout ont pour fonction d’avertir négociants, missionnaires et gouvernements, au sujet des terres australes. Ce qui provoque dans les dix ans qui suivent le passage de James Cook, un processus d’implantation colonial en trois lieux, processus irrémédiable et à vocation d’expansion :
Lors de son premier voyage dans le Pacifique en 1769, Cook découvre la côte est de l’Australie et accoste dans un lieu qu’il appelle Botany Ba y. Il est accompagné du jeune naturaliste, Joseph Bank, qui deviendra le président de la Royal Society, éminente société scientifique britannique. On doit à Joseph Banks le nom de Botany Bay tant il avait été impressionné par la richesse de la flore et en 1786, ce même Joseph Banks est convoqué par le gouvernement de la Couronne pour contribuer à
la réflexion qui est alors en cours sur un lieu possible d’implantation des prisonniers britanniques qui, auparavant étaient expédiés vers les colonies américaines au titre de la peine de la transportation. Les États-Unis, indépendants depuis 1776, se refusent à perpétuer le système. Sur les conseils de Joseph Banks, Botany Bay est choisi comme lieu d’exil britannique et la première flotte arrive en 1788 ouvrant la voie à une immigration pénale qui perdurera jusqu’en 1868 et entrainera 160 000 personnes vers les rivages australiens, contribuant par la même à la fondation
de l’Australie coloniale.
Lors de son troisième voyage en 1776-1778, James Cook en route vers le nord de l’Alaska pour trouver le fameux passage Nord Ouest, découvre l’archipel d’Hawaii. Il y fait une escale puis remontant au nord, achète des peaux de loutres à des indiens. Il retourne à Hawaii au retour et y trouve la mort. Les bateaux rentrent sur l’Angleterre en passant par Macao où ils présentent les peaux de loutres qui trouvent un grand succès. La nouvelle se propage et dès 1785, les premiers
négociants américains débarquent à Hawaii, qui devient une escale essentielle sur la route du commerce de fourrure entre les États-Unis et Canton. La présence des négociants, l’afflux de biens nouveaux et d’armes transforment rapidement et en profondeur la société hawaiienne.
Enfin, Tahiti incarne à la fin du XVIIIe siècle, on le sait une île de Cythère et le royaume du bon sauvage. Dans le même temps, le protestantisme anglais connaît un formidable regain grâce au Réveil et les adeptes qui prêchent auprès de nouvelles classes urbaines issue de la Révolution industrielle s’intéressent de très près au Nouveau Monde. En 1795, la London Missionary Society s’organise et prend pour cible Tahiti, sa première destination d’évangélisation. Les débuts sont
laborieux mais Tahiti devient néanmoins un centre de diffusion du christianisme dans le Pacifique central et oriental. En 1840, l’ensemble des populations polynésiennes sont touchées par le message chrétien.

L’isolement du Pacifique est définitivement rompu et la mécanique coloniale s’enclenche. La découverte du Santal et de la bêche de mer dans les îles polynésiennes ouvre la voie à un commerce triangulaire entre Sydney, Canton ou se vend le Santal et la Grande-Bretagne qui importe du thé de Chine. Les grandes pêches aux mammifères marins, jusque là cantonnées dans l’Atlantique basculent dans le Pacifique à partir de 1820. Baleiniers britanniques, français et américains circulent en Tasmanie et Nouvelle-Zélande. Le peuplement britannique de l’Australie
se répand en Nouvelle-Zélande, les groupes missionnaires se multiplient et drainent l’intérêt d’autres nations, parmi elles, la France et l’Allemagne.

La question des origines

[1Benoît Antheaume et Joël Bonnemaison, Atlas des îles et des Etats du Pacifique, Montpellier/Paris, 1988.

[2Conrad Malte-Brun, Précis de géographie universelle, ou Description de toutes les parties du monde, sur un plan nouveau, d’après les grandes divisions naturelles du globe, précédée de l’histoire de la géographie chez les peuples anciens et modernes, et d’une théorie générale de la géographie mathématique, physique et politique, et accompagnée de cartes, de tableaux
analytiques, synoptiques et élémentaires, Paris, F. Buisson, 1810-1829, 8 vol.

[3A.C. Taylor, Le Président de Brosses et l’Australie, 1937)


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Documents. La création de la route du Pacifique

16 août 2010
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3.8 Mo

LES DOCUMENTS DE LA CONFÉRENCE DONNÉE PAR ISABELLE MERLE – IRIS – CNRS PARIS LE 22 JANVIER 2008 DANS LE CYCLE « HISTOIRE MONDIALE DE LA COLONISATION » MUSÉE DU QUAI BRANLY


La création de la route du Pacifique

16 août 2010
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LE TEXTE DE LA CONFÉRENCE DONNÉE PAR ISABELLE MERLE – IRIS – CNRS PARIS LE 22 JANVIER 2008 DANS LE CYCLE « HISTOIRE MONDIALE DE LA COLONISATION » MUSÉE DU QUAI BRANLY


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