L’effort des Kanak pendant la Seconde Guerre mondiale
Compte rendu de la conférence : « L’effort des Kanak pendant la Seconde Guerre mondiale » proposée par le laboratoire d’histoire-géo du Lycée Lapérouse.
Intervenant : Ismet KURTOVITCH (historien, ancien directeur
des Archives territoriales de Nouvelle-Calédonie)
Lieu : salle d’étude du CDI
Date : jeudi 10 juillet 2014
Horaire : 17h30-19h00
À consulter. La thèse d’histoire d’Ismet KURTOVITCH, La vie politique en Nouvelle-Calédonie, 1940-1953, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002
Les premiers Gaullistes et les premiers résistants en nombre ont été des Africains qui étaient des sujets français : ce constat est contraire à l’historiographie actuelle. La « France Libre fut africaine » selon l’Historien américain John JENNINGS (La France Libre fut africaine, éd. Pellerin, Ministère de la Défense, 2014) mais aussi « la France Libre fut caldoche et kanak ». Dans les colonies françaises, la Nouvelle-Calédonie est la seule où le peuplement, de façon massive, se rallie à la France Libre.
À partir de 1943, le général de Gaulle fait le lien entre la résistance extérieure et la résistance intérieure, placée sous l’autorité de Jean Moulin. Le génie politique de De Gaulle est donc d’éviter qu’en 1945 la France Libre soit identifiée aux colonies. Or, durant deux ans, cela est le cas. Dans ce contexte, la Nouvelle-Calédonie tient une place, certes modeste, mais qu’il faut valoriser : les Calédoniens n’attendent pas l’arrivée des forces alliées pour se mobiliser. Durant les premières années de la guerre, seule une minorité des habitants est favorable à la France Libre mais leur attachement devance les autres colonies françaises. Il faut attendre 1943 pour que les Forces libres s’étoffent avec l’engagement de l’Afrique du Nord.
Ainsi, les colonies françaises jouent un rôle de premier plan durant la guerre. De Gaulle s’installe en Afrique équatoriale française qui devient le siège de la radio et du Journal officiel (JO), lieu où est battue la monnaie et où siège la première armée constituée. Les richesses naturelles détenues par l’AEF sont exploitées : productions d’or, de caoutchouc pour fournir les Alliés. L’Afrique noire française recrute 17 000 Africains avant le ralliement de l’Afrique du Nord.
En Nouvelle-Calédonie : les Européens et les Kanak s’engagent, à la différence de l’Afrique où les colonisés sont les seuls à s’engager. Durant la présence américaine, un photographe américain en poste en Nouvelle-Calédonie, Arthur Lavine, photographie, en janvier 1946, un groupe de six Kanak en uniforme militaire devant la caserne Gally-Passebosc, avec comme titre : « French soldiers in Noumea ». Un document qui illustre l’image qu’ont les Américains à cette époque : le soldat français est Kanak. Pour faire le lien avec aujourd’hui, des Kanak se réapproprient peu à peu l’Histoire, leur histoire, leur engagement durant la guerre. Ainsi, le 17 juin 2014, à la veille de la cérémonie officielle, des Kanak se rendent devant le mémorial de la Croix de Lorraine à Nouméa.
Le concept d’effort de guerre utilisé communément s’articule autour de l’implication des citoyens et des activités économiques comme l’agriculture. À partir de 1942 et l’arrivée des forces américaines, l’effort de guerre concerne une partie de la population kanak. Ce sont les Indigènes kanak les plus touchés par l’effort de guerre.
I – La dimension militaire de l’effort de guerre des Kanak
Lors de la première mobilisation, en septembre 1939, 850 hommes s’engagent dans la guerre dont quelques engagés volontaires kanak. En juin 1940, le recrutement cesse. Les Kanak comme les autres sont démobilisés après la signature de l’armistice par le maréchal Pétain et perçoivent tous leur prime de démobilisation. Le recrutement reprend en septembre 1940, date à laquelle c’est la population calédonienne qui décide d’entrer en guerre, plus par faveur patriotique que par visée gaulliste. Les Calédoniens se méfient de De Gaulle. D’ailleurs, ils refusent la monnaie de la France Libre battue à Brazzaville par de Gaulle et ouvrent un compte à part de celui de la France Libre dans une banque new yorkaise pour l’achat de matériel : un symbole de l’autonomie politique de la Nouvelle-Calédonie.
Parmi les premiers Kanak recrutés, neuf sont originaires d’Ouvéa et deviennent matelots à bord d’un bateau transportant du nickel : Le Notou. Le navire est coulé par un corsaire allemand. Les matelots kanak sont fait prisonniers durant cinq mois à bord du navire. Le commandement allemand écroue les prisonniers d’origine européenne dans les cales pendant que les Kanak sont placés sur le pont. Après leur libération en août 1940, un Kanak est décoré par l’armée américaine pour avoir transmis des informations aux services secrets.
À partir du ralliement de la Nouvelle-Calédonie à la France Libre en septembre 1940, quelques anciens combattants kanak de la Première Guerre mondiale apportent par radio leur soutien (on dénombre 900 radios dans l’archipel calédonien lors de l’Appel du 18 juin). Depuis 1919, les anciens combattants kanak se mobilisent par leur association en faveur d’allocations à verser aux veuves et aux enfants des soldats kanak morts au combat en France.
Le 23 septembre 1940, la Nouvelle-Calédonie se rallie officiellement à la France Libre. Le Grand chef Bouquet de Bourail apporte son soutien. Au port de Nouméa, des travailleurs kanak caillassent le bateau de Vichy. Il s’agit, pour la population calédonienne, de reprendre le pouvoir à Nouméa en chassant le gouverneur Pélicier qui, à partir d’août, prend position pour le gouvernement de Vichy. C’est un véritable coup d’État que les Calédoniens organisent contre l’Administration de l’État. Environ 200 Métropolitains pétainistes dont des médecins, gendarmes, magistrats rejoignent l’Indochine vichyste.
La Nouvelle-Calédonie décide donc de résister et considère de Gaulle comme étant le nouveau chef de l’État. Celui-ci lance un appel à la population kanak pour fournir des volontaires. Le Grand chef Hnaisseline de Maré et d’autres chefs encouragent leurs sujets à se porter volontaire avec la condition d’obtenir à la fin de la guerre la citoyenneté française. Le capitaine Dubois est chargé de sillonner l’archipel pour recruter dans les districts. L’information sur la campagne de recrutement se diffuse par l’intermédiaire de la radio et du journal jusque dans les tribus où les lettrés relayent l’info. L’enrôlement des Kanak volontaires est précédé d’une cérémonie de déclaration de guerre par les autorités coutumières. En effet, leur cadre de référence étant la coutume, il leur est nécessaire de déclarer formellement la guerre à l’Allemagne.
Toutefois, tous les districts kanak n’offrent pas de volontaires et demeurent donc plus libres qu’en 1914. Parmi les missionnaires, certains empêchent les Kanak de s’enrôler tel le père Rouel de Hienghène qui adresse une lettre au capitaine Dubois pour lui témoigner de la « défiance et réticence » de la population et d’expliquer que d’anciens tirailleurs kanak (les tirailleurs sont des soldats engagés) de la Conception ont refusé de s’engager, soutenus par le Grand chef Wamytan de Saint-Louis.
C’est 1/5e des adultes kanak âgés de 18 à 45 ans qui est incorporé soit 1 400 individus dont 800 de la Grande Terre (pour une population estimée à 18 000 personnes) et 600 des îles Loyauté (pour une population estimée à 10 600 personnes). Ces Indigènes deviennent des guides professionnels incorporés et des auxiliaires. Une dizaine de guides kanak intègre des unités australiennes en 1941, 250 à partir de 1942 rejoignent les Forces américaines. Certains deviennent matelots parmi les Forces navales libres à bord de navires en Atlantique-nord, dans le Pacifique et en océan Indien. À partir de décembre 1941, les Kanak engagés dans l’armée américaine sont formés pour défendre la Grande Terre et s’entrainent pour
servir de guide sur terre comme sur mer pour poser par exemple des corps-morts, face à une éventuelle invasion japonaise.
Ce sont donc 250 Kanak qui sont incorporés dans l’armée américaine et qui portent l’uniforme. Ce sont des Kanak fantassins qui appartiennent à des unités comme celle utilisant les Jeep, ou celle chargée de faire respecter le couvre-feu comme à Thio. Des Kanak apprennent à parler anglais comme le Grand chef de Ouatom (La Foa). En 1942, 1 100 Kanak sont à la caserne Gally-Passebosc dont 76 accèdent au grade de caporal. À la caserne Gally-Passebosc, à Dumbéa et à Païta, ils apprennent le maniement des armes (fusil, mitraillette, canon). D’autres sont formés à devenir docker ou recrutés pour tirer les peaux de niaouli utilisées dans la construction de baraquements provisoires pour les armées.
S’ajoutent à cela, 624 Kanak rejoignent la milice civile pour défendre la Nouvelle-Calédonie. Il n’y a pas d’armée française dans la colonie. C’est la milice qui est chargée de surveiller les passes, le lagon et de se préparer à une invasion japonaise. Avec l’arrivée des forces australiennes, les Calédoniens ne sont désormais plus seuls.
La Nouvelle-Calédonie fournit deux contingents de soldats volontaires kanak et caldoches partis se battre en Afrique du Nord et en Europe. Le deuxième contingent compte autant de Kanak que de Caldoches volontaires. Le troisième contingent n’est pas parti. De Gaulle n’a plus les moyens de financer le transport et la logistique pour ce troisième contingent, d’autant qu’avec le ralliement de l’Afrique du Nord, ce sont 100 000 volontaires africains qui s’engagent dans les Forces françaises libres.
Le capitaine Félix Broche qui arrive de Tahiti doit constituer fin 1940 en Nouvelle-Calédonie un régiment, le Bataillon du Pacifique. Il est surpris de voir plus de Kanak que de Caldoches qui s’engagent. Les Calédoniens s’interrogent sur la protection et la défense de la Nouvelle-Calédonie en cas de mobilisation générale. De Gaulle refuse finalement de mobiliser les Français dans les colonies ralliées à la France Libre préférant le volontariat.
II – La dimension politique de l’effort de guerre des Kanak
Les Kanak sont recrutés pour appartenir à la garde militaire du gouverneur Pélicier. Ils restent à la caserne. Ce sont les plus nombreux à s’engager en 1942. En mai 1942, des Caldoches se révoltent contre le gouverneur qui est fait prisonnier et est expulsé de la colonie. Or, il est défendu par les Kanak qui composent sa garde mais qui finissent par se rallier aux manifestants qui réclament l’accès à la radio pour radiodiffuser leur message : leur ralliement à la France Libre.
Les pertes humaines kanak durant la guerre est de 29 militaires Kanak morts pour la France au sein de l’armée de terre et de la marine. Ces morts sont causées par des opérations militaires sur le terrain. Ces soldats kanak sont tués en août 1944 durant la campagne d’Italie et la campagne de Provence.
Entre 1939 et 1945, Monseigneur Bresson, vicaire apostolique de Nouvelle-Calédonie depuis 1937, est reçu 28 fois par le gouverneur Georges Pélicier puis à partir du 13 septembre 1940 par le Haut-commissaire général de la France Libre pour le Pacifique Henri Sautot. Il leur exprime sa protestation face au travail forcé et à la fiscalité qui touchent les Kanak : taxe de guerre, impôt de capitation augmenté. Cette pression fiscale n’est supportée que par les Indigènes kanak. Les recettes servent à des tâches nouvelles liées à la guerre et à répondre à l’effort de guerre. Par exemple l’impôt de guerre sert à financer, dans un premier temps, les allocations versées aux femmes et enfants des Kanak incorporés. Aussi, à partir du ralliement de la Nouvelle-Calédonie, de Gaulle prend la décision de faire financer ces aides par la France Libre. Ainsi, les recettes récoltées par la taxe de guerre sont utilisées pour des travaux dans les réserves indigènes.
L’effort de guerre pour les Kanak se manifeste également par les réquisitions, le travail obligatoire défini par l’arrêté 1er décembre 1939 qui élargit les tâches réservées aux Indigènes kanak et permet leur recrutement par des privés pour le ramassage du café, du recensement, du marquage de bétail.
D’ailleurs, les femmes et les enfants kanak sont recrutés pour le café. Les conditions de travail que subissent les Indigènes sont difficiles. Certains se soulèvent à Hienghène et un contremaître est tué. D’autres soulèvements ont lieu à Ponérihouen. Les restrictions liées à l’Indigénat se renforcent.
Cet effort de guerre, dans la population indigène, est supérieur à celui consenti par les Européens. En 1941, le Journal officiel définit les travaux dévolus aux indigènes kanak : chargement de minerai, entretien des réseaux de communication et de tout autre travail reconnu d’utilité publique. Le Haut-commissaire Sautot adresse un télégramme au syndic du Nord qui regroupe Koumac, Kaala-Gomen, Ouegoa… pour autoriser la réquisition de Kanak pour le chargement de minerai. À Sarraméa, des Kanak travaillent dans l’aménagement de la route du col d’Amieu.
À partir de 1942, les conditions de vie des Calédoniens change en quantité et en qualité avec l’arrivée des Américains : un meilleur environnement social, sanitaire et matériel (meilleure nourriture, soins, conditions de vie et de loisirs). La Nouvelle-Calédonie est la plus grande base militaire des Forces alliées. L’état-major américain veut le meilleur pour ses soldats. Un hôpital est démonté à Washington et remonté à Sarraméa, l’hôpital de Fonwhary où travaillent des spécialistes de la médecine tropicale.
Avec la présence américaine, la Nouvelle-Calédonie se modernise très vite : infrastructures de qualité, extension du réseau routier, activités de loisirs comme les 52 cinémas à Nouméa. Ce développement est apprécié par beaucoup d’Européens défavorisés qui vivent dans une société inégalitaire et par les Kanak qui profitent d’un mieux-vivre. Ces derniers ont acquis un nouvel aspect de leur identité : ils sont indispensables, ce sont des travailleurs disciplinés. Les emplois qu’ils occupent durant la guerre se concentrent sur les quais : chauffeur-élévateur, grutier. Ils acquièrent de nouvelles compétences dévolues généralement aux Européens et une meilleure assurance de soi d’où les premières revendications politiques et sociales au lendemain de la guerre.
La présence américaine apporte la quantité et la qualité, c’est le bien-être qui se démocratise et qui touche toutes les catégories de la société coloniale calédonienne. Avant 1939, seuls 20-25% des Indigènes travaillent hors de leur tribu. De 1939 à mars 1942, ce sont 40 à 58% d’entre eux qui travaillent notamment dans le cadre du travail forcé. D’avril 1942 à mai 1946, 70% des Kanak travaillent pour des contrats de 3 à 24 mois voire davantage pour les militaires (dans la logistique et comme dockers).
En effet, l’une des principales préoccupations de l’état-major américain est le déchargement des navires, qui doivent être opérationnels rapidement avant de repartir en mission. Les Kanak deviennent donc indispensables. Or, certaines régions de la Calédonie connaissent un accroissement naturel négatif. Avec le départ des hommes et notamment de jeunes adultes, les champs sont délaissés, les femmes se retrouvent seules. D’ailleurs avec les chefs coutumiers, elles réclament leur retour. À la fin de la guerre, tous les Kanak ne retourneront pas se réinstaller en tribu.
La présence de Noirs-américains, qui composent des troupes exclusivement de Noirs dans un contexte de ségrégation, surprend les Kanak qui remarquent des Noirs gradés, qui se familiarisent avec des technologies modernes. Les Indigènes recrutés comme guides sont en contact avec les troupes de Noirs et de Blancs.
Les primes perçues par un Kanak incorporé est moindre en comparaison avec celle versée à un Européen mais, à la Libération, le Gouvernement provisoire rectifie cette inégalité, incluant aussi les allocations destinées aux veuves, orphelins et aux anciens combattants.
titre documents joints
L’effort des Kanak pendant la Seconde Guerre mondiale
Compte-rendu de la conférence d’Ismet KURTOVITCH
Patrice FESSELIER-SOERIP
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