Comment enseigner une question socialement vive (QSV) dans le cadre de l’enseignement de l’HG-EMC-HGGSP en Nouvelle-Calédonie ?

Mis à jour le lundi 17 mars 2025 , par Patrice FESSELIER-SOERIP

Qu’est-ce qu’une question socialement vive (QSV) ?

Des questions socialement vives posent un questionnement nouveau. Elles font appel à l’émotion voire au traumatisme. Ce sont des questions controverses, que l’on retrouve dans les médias, relevées par les historiens et philosophes.
Se pose alors la question de la légitimité. La question du silence de certains acteurs mais aussi de la responsabilité des descendants. L’élève peut alors questionner son positionnement : « de qui suis-je solidaire » d’après Charles Heimberg in L’ enseignement des QSV en histoire et géographie (historien et didacticien de l’histoire, professeur à l’université de Genève).
Dois-je être solidaire de mes ancêtres ou des contemporains ? Cette réflexion repose sur des valeurs et des émotions et examine la question identitaire. Les QSV permettent ainsi de sortir d’un discours réparateur pour adopter une posture épistémologique et interroger les savoirs.
Pour sortir de l’émotion, il faut aller vers des savoirs : l’enjeu est de construire avec les élèves la problématique. Pourquoi se poser des questions encore aujourd’hui ? Qu’est-ce qui fait débat ? Qu’estce qui est en débat ? Pourquoi est-ce vif ? Les faits ne sont pas en débat, ce sont les interprétations qui sont questionnées. Ce sont donc des enjeux complexes qui reposent sur les pratiques sociales de référence qui sont à construire avec les élèves. Enseigner, les QSV, c’est enseigner des résultats et faire comprendre des choix, des interprétations.
Il vaut mieux se poser la question du pourquoi à la place du comment. C’est ce qui nécessite de questionner en même temps le vécu, les valeurs, les émotions qui parlent aux élèves et des enjeux globaux. La contextualisation est donc indispensable pour expliquer cette tension aux élèves et peut être mise en lumière par une démarche d’enquête. L’enquête historique doit permettre aussi de confronter des sources. Cette démarche permet donc un processus de mise à distance tout en contextualisant les documents.
Les questions socialement vives dans nos classes ont permis aux élèves de s’approprier aussi une histoire commune en Nouvelle-Calédonie. Et cela passe par la reconnaissance de l’histoire de l’Autre. Étudier le chef Ataï durant l’insurrection de 1878, c’est aussi permettre de déconstruire tout le mythe autour de ce que certains considèrent comme un martyr, le « héros d’un roman national » (cf. Jerry Delathière).

L’étude de la statue du gouverneur Jean-Baptiste Olry (vice-amiral, gouverneur de la NouvelleCalédonie d’avril 1878 à août 1880), inaugurée en 1897, transférée, en 2021, de la place des Cocotiers au jardin du musée de la ville de Nouméa permet à la fois de traiter :
 de l’insurrection kanak de 1878 réprimée par le gouverneur Olry ;
 des conséquences de la colonisation entre 1853 et 1878 ;
 de la question du statut de l’indigénat instauré de 1887 à 1946 ;
 des motivations expliquant la décision du conseil municipal de 1893 d’ériger cette statue mettant à l’honneur ce gouverneur militaire ;
 du sculpteur Denys Puech (lauréat du prix de Rome en 1884, directeur de la Villa Médicis en 1921 et dont les œuvres sont exposées aujourd’hui au Musée d’Orsay et au musée éponyme à Rodez) qui a réalisé la statue tandis que le bas-relief est l’œuvre de Paul Mahoux ;
 des vives réactions de jeunes militants des Foulards Rouges et des Jeunesses calédoniennes à l’égard de cette statue et du bas-relief de bronze qui représentait la « reddition d’Ataï » et des guerriers kanak « jetant leurs armes au pied du gouverneur Olry » ;
 du démantèlement du bas-relief sur décision du conseil municipal en 1974 ;
 du square Olry (1897) à la Place de la paix (2022) Koo Wè Joka (« Là où l’on fait la paix » en langue nââ numèè) ;
 du remplacement de cette statue, 2022, par deux autres, pour honorer la paix au travers des deux figures symboliques que sont devenues Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou alors que celle du gouverneur trône désormais dans le jardin du musée de la ville comme une façon d’accepter les « ombres et les lumières » de l’Histoire calédonienne.

Ailleurs dans le monde, d’autres statues mettent à jour des crispations et d’autres enjeux mémoriels :
 aux États-Unis : la statue du général Lee déboulonnée en 2021, ancien commandant des Sudistes, dénoncée comme un symbole raciste rappelant le passé esclavagiste américain trônait depuis 130 ans à Richmond, dans l’État de Virginie ;
 à Paris avec la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale, vandalisée en 2020, pour dénoncer celui qui a été à l’initiative du Code noir en 1685.

Aujourd’hui, il s’agit, pour nous, d’adopter un discours historique qui consiste à raisonner dans un contexte et non pas à « juger le passé avec nos yeux d’aujourd’hui ». On ne juge pas, on donne des éléments de compréhension. Comprendre n’est pas relativiser ou excuser. Il ne s’agit pas non plus de mettre dos à dos mémoire, notamment familiale, et récit historique. Le récit historique en classe utilise des grilles de lecture différentes, selon les acteurs, à différentes échelles, mondiale, nationale et locale. On peut aussi comparer deux modèles : comme le modèle britannique et le modèle français dans leur politique coloniale et l’impact de la colonisation dans les territoires colonisés.
Charles Heimberg est l’auteur de travaux portant sur les mémoires et sur l’histoire scolaire. Il considère qu’ « interroger le passé implique de considérer tour à tour des points de vue différents » : par exemple, du point de vue des victimes, des bourreaux et des témoins. Il ne s’agit pas de déconstruire une connaissance qui est fortement résistante chez nos élèves, mais de prendre en compte la réalité des élèves qui tourne autour de la mémoire familiale. L’équilibre est à trouver entre des savoirs scolaires et des savoirs sociaux.
Il y a des questions socialement vives, et il y a également des « questions sociétales vives » : une question sociétale vive interroge sur le « vivre ensemble et le survivre ensemble » selon Alain Legardez, professeur à l’université d’Aix-Marseille en sciences de l’éducation qui travaille avec Laurence Simonneaux, spécialiste des QSV, professeure en sciences de l’éducation, à l’université de Toulouse. La question est posée également sur la neutralité de l’enseignant. Ne pas confondre neutralité des valeurs, qui nous anime, qui peuvent être des valeurs républicaines qui ont toute leur place dans nos enseignements comme la laïcité ou des valeurs océaniennes autour de l’humilité, de la parole et du partage.
L’étude des questions socialement vives invite également à interroger sur la capacité des élèves à adopter une posture et une approche critique. Il s’agit pour l’enseignant de faire appel à l’esprit critique de l’élève à partir d’un raisonnement historique. Lorsqu’une question ou un sujet traite d’enjeux globaux comme la transition énergétique, les effets du changement climatique, le modèle économique capitaliste ou le consumérisme, on peut susciter chez nos élèves un engagement, on parle d’ « éduc’action » : l’élève agit en citoyen éclairé.

En 1986, Thomas E. Kelly, professeur de l’éducation à l’université John Carroll à Cleveland dans l’Ohio, explique les quatre postures de neutralité de l’enseignant :
 la neutralité exclusive : l’enseignant ne doit pas aborder les thèmes controversés ;
 la partialité exclusive : c’est l’intention délibérée de l’enseignant de conduire les élèves à adopter un point de vue particulier sur une question controversée ;
 l’impartialité neutre : les élèves doivent être impliqués dans des débats sur des questions controversées et l’enseignant doit rester neutre et ne pas dévoiler son point de vue ;
 l’impartialité engagée, l’enseignant donne son point de vue tout en favorisant l’analyse de point de vue en compétition sur les controverses : il se positionne en fonction des valeurs et des principes (et non en fonction de son opinion politique ou de sa conscience religieuse).

Aujourd’hui, les autorités académiques privilégient souvent une neutralité exclusive alors que de plus en plus de spécialistes en sciences de l’éducation, qui étudient la posture enseignante dans le cadre des questions socialement vives, incitent le professeur à se positionner dans une impartialité engagée. Par exemple sur des questions scientifiques et sur des enjeux globaux comme les ODD, il ne s’agit pas de dire aux élèves : « il faut » mais plutôt s’inclure dans une forme d’interrogation : « Comment peut-on ensemble agir pour ? En ayant débattu, en ayant des connaissances ensemble, quelles seraient les actions les plus intéressantes ? ». Le débat oral en EMC peut être un prolongement du cours d’histoire. On peut inviter des groupes d’élèves à se positionner selon les acteurs et/ou selon les enjeux.

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QSV dans l’académie de Versailles

Répartition des QSV à l’échelle nationale dans nos trois enseignements :
 50 % des QSV relèvent de l’histoire (colonisation, esclavage, décolonisation)
 33 % de la géographie (frontières, migrations internationales, mobilités, fait urbain)
 17 % de l’EMC (justice sociale, débat démocratique et politique, questions bioéthiques).

Dans un lycée de l’académie de Versailles, l’équipe d’histoire-géographie a conçu un questionnaire destiné aux élèves de leur établissement. Quasiment tous y ont répondu (128 élèves) avec des questions à choix multiples et la possibilité de développer ou d’expliciter leurs réponses ; cela été le cas pour la moitié d’entre eux. Leurs réponses révèlent :
 les sujets qu’ils considèrent sensibles : les attentats terroristes, l’assassinat de Samuel Paty, le fait religieux, la Shoah, la guerre, la concurrence des mémoires, l’homosexualité, l’égalité femmes/hommes. La laïcité a été peu cochée ;
 les sujets qui ont pu déstabiliser leur enseignant : les sujets religieux, la famille, la politique, le racisme ;
 les sujets ayant surpris leurs camarades : les propos des autres élèves sur l’homosexualité et sur l’égalité filles/garçons ;
 les gestes pédagogiques de leur enseignant jugés positifs face aux QSV : l’instauration et la gestion d’un débat constructif, la capacité de l’enseignant à gérer l’imprévu et à apaiser une tension, le souci de libérer la parole pour que chacun puisse s’exprimer et écouter les avis de ses camarades, contrôler le langage pour ne pas vexer les autres, ou bien arrêter le débat s’il y a un risque que ça dégénère, l’usage d’une vidéo pour apporter des connaissances avant d’en débattre ;
 les situations où leur enseignant ne paraissaient pas gérer le débat : en demandant aux élèves ou à un élève de se taire, en décidant de clore le débat sans explication, en finissant par punir, en refusant tout débat ;
 l’utilité pour la majorité des élèves d’aborder une QSV en justifiant leur réponse : besoin d’approfondir ses connaissances, besoin de s’informer, aimer débattre, faire confiance au professeur.

Ainsi, pour la plupart des nombreux sujets qui peuvent être abordés en classe, la condition d’une séance sereine est la capacité de l’enseignant à instaurer et à gérer le débat afin de permettre à chaque élève de s’exprimer.
Pour traiter des QSV dans leurs classes, les enseignants de Versailles ont également mis en place des situations d’apprentissage leur permettant de nouer dès le début de l’année une relation de confiance avec leurs élèves. Ils ont instauré des moments de discussions en classe sur des sujets leur tenant à cœur et leur ont proposé un livre d’expression qui a permis à chaque élève de s’exprimer tout au long de l’année.

Enseigner la période dite des « Événements » : entre Histoire et mémoire(s)

L’enseignement de la période dite des « Événements » est assuré en classe de troisième et de terminale.
Il est possible de proposer une démarche pertinente en suscitant d’abord la curiosité des élèves à partir des unes des Nouvelles calédoniennes, par l’étude de photographies, de gros titres de la presse écrite, puis d’évoquer le terme d’« Événements » à partir duquel on les invite à s’interroger (cf. guerre d’Algérie). Un travail de recherche permettrait de dégager les acteurs (représentants de l’autorité de l’État, indépendantistes-nationalistes et loyalistes), les ruptures, les enjeux, le contexte national et à l’international, les médias, radio et presse écrite comme outils de propagande politique, et les victimes.
On peut scénariser un fait historique : on peut utiliser des textes littéraires, de théâtre qui traitent de sujets sensibles, mettre en scène des personnages, des acteurs qui n’ont pas la même vision de la guerre, à l’exemple de la guerre d’Algérie (FLN, armée française) qui permet aux élèves de constater que la vision des uns diffère de celle des autres et que certaines Unes de journaux peuvent être étudiées pour faire appel à l’esprit critique des élèves. Un travail peut être mené en collaboration avec le Service des archives de la Nouvelle-Calédonie par l’étude des unes des Nouvelles calédoniennes et le traitement des faits par ce journal. En outre, le SANC dispose de fonds sur la presse écrite engagée.
Les QSV sont des vecteurs pour transmettre les valeurs de la République et les valeurs océaniennes où la parole est partagée, respectée, empreinte d’humilité. Un débat réglé ou argumenté peut être proposé à la classe comme « un moyen pour tout individu d’exprimer son point de vue dans le cadre d’un échange régi par des règles. C’est une discussion entre différentes personnes sur une question controversée où chacune doit savoir maîtriser sa parole, laisser la place à celle de l’autre, comprendre son point de vue ». Cette pratique démocratique permet dans le cadre de l’EMC, par exemple, de pratiquer la liberté d’expression en veillant à ce que les règles du débat soient respectées, accepter d’être en désaccord et la divergence de point de vue. Toutefois, « il ne doit pas entretenir l’idée que toutes les opinions se valent » lorsque le respect de l’autre et les valeurs démocratiques sont transgressés.
Au lycée, l’enseignement de la spécialité HGGSP peut permettre de s’appuyer sur les notions du thème 2 « Faire la guerre, faire la paix » pour traiter, en tronc commun, de la période 1981-1988 : comment la Nouvelle-Calédonie devient-elle un espace de conflit ? De quelle forme de conflictualité s’agit-il ? Ce conflit est-il une « continuation de la politique par d’autres moyens » (cf. Clausewitz). L’étude des différents formes de violence permet d’apporter des réponses pour que les élèves caractérisent ces « Événements » de guerre civile, de conflit intercommunautaire, de conflit intraétatique. Ensuite, la classe peut décrypter le processus de paix de 1988 à 1998 montrant ainsi comment les acteurs font la paix, les raisons qui expliquent la fragilité de cette paix, les conditions qui ont permis de rétablir puis de maintenir la paix, est-elle consolidée et acquise aujourd’hui ? Quelles seraient les conditions d’une paix durable ? Comment l’École peut-elle jouer un rôle ? Quelle serait la mission de l’Histoire dans ce processus de paix ?
Aussi, le thème 3 du programme de terminale HGGSP invite à se questionner sur le lien entre « Histoire et mémoires ». Les QSV peuvent être des prétextes pour traiter en classe des concepts et des enjeux liés à l’Histoire et ceux liés à la mémoire ou aux mémoires. La mémoire familiale ou sociale même si elles peuvent être sujettes à controverse ne sont pas à opposer à l’Histoire : travail de l’histoire et devoir de mémoire sont liés mais l’un n’est pas l’autre, toutefois l’un peut puiser en l’autre de quoi se nourrir : le travail de l’historien se base aussi sur les récits des hommes et de ses mémoires. Le devoir de mémoire peut être contextualisé et mis en perspective par l’Histoire pour en comprendre les enjeux. L’accès aux archives est essentiel pour l’historien et permet de compléter, nuancer, prolonger, contextualiser, rectifier certaines mémoires.
Dans le jalon 1 de l’axe 2 « Histoire, mémoire et justice », l’étude des tribunaux gacaca au Rwanda, après le génocide des Tutsi, est l’occasion d’ouvrir le débat sur l’amnistie totale des crimes de sang qui a suivi la signature des Accords de Matignon-Oudinot en Nouvelle-Calédonie :
 Rwanda : faire interroger les élèves sur la libéralisation de la parole, la reconnaissance des violences et de ses responsables et du traumatisme subis par les familles des victimes durant les tribunaux dans les villages qui ont permis de mener un travail de réconciliation.
 Nouvelle-Calédonie : l’impossibilité pour les familles des victimes, quelque ethnies qu’elles soient (y compris les familles des gendarmes), d’entamer le même chemin parce que l’amnistie totale a privé « à jamais les familles des victimes de la vérité » (cf. annexe 2). Cette décision n’a pas permis de poursuivre les enquêtes et de finaliser les procédures pénales. Concernant la « tragédie d’Ouvéa », du « drame d’Ouvéa » (autre exemple de la difficulté à caractériser et à nommer cette forme de conflictualité), il n’existe pas, à ce jour, de réponse unique à donner quant à la responsabilité des acteurs. Une déclassification ou une communicabilité des archives de l’État permettrait aux historiens d’accéder aux archives liées aux « Événements » : cf. la décision de l’État, en 2020, de déclassifier les archives de la guerre d’Algérie dans le but de « réconcilier les mémoires » et de « regarder l’histoire en face » selon l’historien Benjamin Stora dans son rapport, Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, remis au président de la République en 2021. Et en 2023, lors de son discours à Nouméa, le chef de l’État annonce la mise en place d’un « comité mémoire, histoire, vérité, réconciliation » pour recueillir « la parole et les témoignages de ceux qui ont vécu les « Événements », de collecter les mémoires et de permettre l’apaisement ».
 Un exemple de sujet de débat à proposer en EMC : « En quoi l’amnistie totale, des crimes de sang perpétrés pendant les années 1980, a-t-elle impacté le travail de l’Histoire et le devoir de mémoire en Nouvelle-Calédonie ? »

La politiste et sociologue Marie-Claire Lavabre (directrice de recherche au CNRS) explique que « la mémoire collective ne constitue pas un fait, et encore moins un fait unifié, mais un enchâssement instable et très évolutif de quantité de mémoires, forgées et appropriées par toute une série de groupes sociaux bien différents d’une nation ou d’un État ». La mémoire collective se construirait donc à partir de mémoires vives qui finiraient par être partagées par tous mais dont le contenu serait fixé par l’État pour en faire une histoire commune, « une grande histoire partagée par tous » d’après Sandrine Lefranc, politiste et sociologue au CNRS, qui précise que « les politiques mémorielles, quelles qu’elles soient, s’inscrivent toujours dans des contextes politiques précis. » (cf. annexe 1).
Par nos enseignements, en Nouvelle-Calédonie, nos élèves doivent pouvoir « se construire libres des conflits mémoriels engendrés par l’Histoire et dans la pleine reconnaissance de chacun ». L’émergence ou la reconnaissance d’une Histoire commune oblige chacun à dépasser son histoire au profit de celle de l’Autre, le « cloisonnement mémoriel » empêche un devoir de mémoire commun et apaisé. Les commémorations qui marquent, en 2023, les 70 ans de la disparition des 126 passagers et membres d’équipage de la Monique, montrent l’exigence d’une mémoire et d’une douleur partagées.

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Annexe 1 - « La mémoire collective est une construction politique »

« Il y a des mémoires collectives, formées par ces souvenirs individuels qui renvoient à l’inscription de chaque personne dans divers groupes sociaux – familial, régional, professionnel, etc. C’est la diversité de ces mémoires qui forme un ensemble propre à chaque individu. La mémoire collective se construit à l’intersection de cette mémoire vive, de la mémoire historique portée par les institutions et de l’Histoire. » [...]
Le traumatisme est une réalité factuelle : la personne qui a été confrontée à la violence souffre, elle en garde des traces. Mais lorsqu’on construit un récit collectif autour de l’idée du traumatisme, cela reste une politique, qui sous-entend qu’il faut reconnaître les traumatismes pour les apaiser. [...]
L’exemple de l’Afrique du Sud éclaire bien ce qui est en jeu. Le régime d’apartheid s’était rendu responsable de violences et d’injustices massives, qui avaient touché une grande majorité de la population. Lorsque le président de Klerk y met fin en 1991 et négocie avec le Congrès national africain (ANC) de Nelson Mandela, les deux parties s’entendent sur le principe d’une politique de réconciliation. La Commission de vérité et réconciliation (CVR), mise en place entre 1995 et 1998, s’appuie ainsi sur l’idée qu’il faut reconnaître les traumatismes des victimes, laisser celles-ci raconter ce qui leur est arrivé à eux ou à leurs proches, la façon dont ils en subissent encore les conséquences psychologiques, et mettre à leur écoute des gens chaleureux, bienveillants et conscients de leurs souffrances. [...]
En concentrant la compréhension de l’histoire sur ce que les personnes ressentent individuellement, on défait les liens politiques : on ne veut pas entendre la colère, les insultes, la désignation des bourreaux. De même, on veut parler d’actes de violence physique sur des personnes davantage que des injustices structurelles de l’apartheid, parce que, dans l’esprit des dirigeants, parler de ces dernières c’est entretenir le conflit. [...]
Les commissions de vérité et de réconciliation, qui se sont multipliées depuis, reposent toujours sur ce principe : individualiser l’histoire, écouter les souffrances des victimes et imposer une symétrie entre les souffrances. Le recours à la mémoire collective, ou ce qu’on prétend être tel, renforce cette politique.
Par exemple lorsqu’un chef d’État déclare : « Nous reconnaissons que ces personnes sont des victimes et qu’elles ont beaucoup souffert ». Les hommages, les musées, les commémorations, participent de la même volonté, avec souvent la marque du compromis : on inscrit les noms des victimes sur des mémoriaux, en les amenant ainsi à former une « communauté de victimes ». [...]
Le procès des terroristes liés aux attentats de novembre 2015 mais aussi celui qui a suivi l’attentat de Nice de 2016 s’inscrivent totalement dans la justice pénale, et une justice particulièrement sévère, avec des juges professionnels et des peines exceptionnelles, comme la « perpétuité incompressible » pour Salah Abdeslam. En revanche, et c’est là qu’ils recoupent la question de la mémoire collective, ces procès pénaux avaient aussi pour fonction de rendre compte d’événements qui ont bouleversé une nation tout entière et de construire un récit commun, au moment où une mémoire collective très éclatée s’était formée. [...]
Mais le nombre très élevé de victimes a poussé la justice pénale française à utiliser les outils des commissions de vérité et réconciliation, bien que dans une logique très différente, en faisant aux victimes une place totalement inédite dans un procès pénal. [...] Beaucoup sont venues dire, souvent dans un langage très précis : je suis traumatisée, et voilà les formes de mon trauma, hypervigilance, dépression, etc. Individualiser les souffrances des victimes empêche de constituer des causes ou des revendications collectives.

Source : Sandrine LEFRANC, « La mémoire collective est une construction politique » interview de Francis LECOMPTE in CNRS le journal, 02 février 2023.

Annexe 2 – Débats autour de la proposition d’amnistie intégrale devant le Sénat

Le projet de loi que le Sénat est appelé à examiner, après son adoption en première lecture par l’Assemblée nationale, tend, aux termes mêmes de son intitulé, à porter « amnistie d’infractions commises à l’occasion d’événements survenus en Nouvelle-Calédonie ».
Le Gouvernement demande au Parlement d’intégrer dans la très large amnistie instituée par l’article 80 de la loi du 9 novembre 1988 adoptée par référendum le 6 novembre précédent, les seules personnes qui avaient été exclues de son champ d’application, à savoir celles qui, « par leur action directe et personnelle », avaient été « les auteurs principaux » de crimes d’assassinat commis avant le 20 août 1988 à l’occasion des événements d’ordre politique, social ou économique en relation avec la détermination du statut de la Nouvelle-Calédonie ou du régime foncier du Territoire. Ainsi le projet de loi conduit à l’amnistie de l’intégralité des infractions commises avant le 20 août 1988, date de la signature des accords dits de la rue Oudinot, pour peu que ces infractions aient un lien avec ces événements.
Dès les accords de Matignon, les parties auraient conclu en faveur d’une amnistie intégrale et du « rétablissement durable et complet de l’ordre public » sur le Territoire pour « tourner définitivement la page d’un passé d’affrontements sanglants », les auteurs du projet de loi présentent cette mesure comme une nouvelle étape indispensable à la guérison de « blessures à peine refermées ».
Votre Commission des Lois a longuement réfléchi à la portée de cette mesure, à la manière dont elle serait ressentie tant par la justice que par les forces de l’ordre, au redoutable précédent qu’elle risquait de créer, à ses conséquences sur le caractère solennel de l’institution du référendum, au fait qu’elle priverait à jamais les familles des victimes de la vérité à laquelle le Gouvernement leur a pourtant laissé croire qu’elles avaient droit.
À plusieurs reprises au cours des négociations, Jean-Marie Tjibaou avait réclamé l’amnistie totale. C’est ainsi qu’il avait fait une déclaration publiée par le quotidien Les Nouvelles calédoniennes dans son numéro du 1er juillet 1988 et dans laquelle il indiquait :
1988 : « Nous avons également demandé que tous les gens incarcérés dans le cadre des actions politiques engagées depuis le début de 1984 jusqu’en 1988, bénéficient d’une amnistie générale parce que ce sont d’abord des militants politiques ».
Le 20 octobre 1989, M. Jacques Lafleur, président du R.P.C.R., déclarait au Figaro que : « Le problème de l’amnistie ne se pose pas. Il a été discuté voici plus d’un an et accepté, même si c’est douloureux pour certains ».
L’amnistie intégrale :
• la mort en septembre 1981 du dirigeant indépendantiste Pierre Declerq, pour laquelle il y a trois inculpés caldoches, qui n’ont pas eu à être libérés en application de la loi du 9 novembre 1988 puisqu’à cette date ils n’étaient pas en détention ;
• la mort, en janvier 1985 à La Foa, du jeune caldoche Yves Tual pour laquelle un inculpé a été renvoyé devant la cour d’assises et le renvoi confirmé par le Cour de cassation ; cet inculpé n’étant pas en détention à la date de publication de la loi du 9 novembre 1988, il n’a pas eu à être remis en liberté ;
• la mort, en janvier 1985, d’Eloi Machoro tué par des gendarmes du G.I.G.N. près de La Foa, pour laquelle il n’y a pas d’inculpé ;
• la mort de James Tournier-Fels tué le 15 novembre 1986 à l’issue d’un meeting R.P.C.R. à Thio, pour laquelle il y a un inculpé qui, n’étant pas en détention lors de la publication de la loi du 9 novembre 1988 n’a pas eu à être remis en liberté ;
• la mort, le 30 septembre 1987, des deux gendarmes mobiles Berne et Robert à Koné, pour laquelle deux inculpés étaient en détention lors de la publication de la loi du 9 novembre 1983 et ont été remis en liberté à cette date ;
• la mort le 29 avril 1988, de José Lapetite, acquitté après la fusillade de Hienghène, pour laquelle un inculpé était en détention lors de la publication de la loi du 9 novembre 1988 et a été remis en liberté à cette date ;
• la mort de quatre gendarmes à Fayaoué, le 22 avril 1988, pour laquelle il y a trente-deux inculpés dont vingt-six étaient encore en détention lors de la publication de la loi du 9 novembre 1988 et ont été remis en liberté à cette date ;
• la mort, en mai 1988, à la suite de l’assaut de la grotte de Gossanah de trois des ravisseurs des gendarmes survivants de la brigade de Fayaoué, (Manou, Waima et Lavelloi), au cours duquel deux militaires et dix-neuf indépendantistes ont par ailleurs trouvé la mort ; il n’y a pas d’inculpé ;
• la mort du caldoche Albert Sangarné, en juin 1988, pour laquelle il n’y a pas d’inculpé.

Source : Étienne DAILLY, Rapport portant amnistie d’infractions commises à l’occasion d’événements survenus en NouvelleCalédonie, Sénat n°112, 07 décembre 1989.

Annexe 3 – La reconnaissance politique des « histoires » pour une réconciliation des mémoires

Sans honte et sans échappatoire, il faut mettre des mots sur ce passé lorsqu’il « pèse comme un couvercle ». Pendant la période coloniale, la France a souvent perdu le sens même de son histoire et de ses valeurs. Pendant cette période, il y a eu des douleurs, des souffrances, des ségrégations, des déportations, des fautes et des crimes mais il y a eu aussi des grandes choses de faites, des constructions, des avancées, des personnes engagées car jamais l’histoire n’est univoque ; il y a les ombres et il y a la lumière, selon la belle formule que l’accord de Nouméa a donnée à la France il y a exactement vingt ans.
L’histoire de la Nouvelle-Calédonie est aussi l’histoire du travail, de la générosité, du talent, de l’engagement surtout de tous ses habitants, et ceux-là aussi ont façonné son visage. Jamais nous n’oublierons les douleurs de la colonisation avec la ségrégation des Kanaks parce qu’ils étaient Kanaks, sans terre, sans droit, sans service public, sans honneur.
La Nouvelle-Calédonie porte la mémoire de ces révoltes matées dans le sang et de ces divisions entre tribus organisées par le colonisateur pour mieux asservir chacun.
Cette mémoire calédonienne est la mémoire de la France. Avec les premières lueurs que nous donne le recul de l’histoire, oui, il faut le dire sans détour, le combat des Kanaks pour retrouver leur dignité était juste, je l’ai dit à leurs représentants, car c’est en reconnaissant les blessures de l’histoire qu’on peut mieux les cicatriser et la France se grandit toujours de reconnaître chacune des étapes de ce qui l’a faite.
Les racines de la Nouvelle-Calédonie puisent aussi dans la mémoire du bagne, ces dizaines de milliers d’hommes et de femmes de l’Hexagone ou d’Algérie ont abreuvé cette terre de leur sueur et de leur sang sous l’autorité de l’administration pénitentiaire, transportée, reléguée, déportée, tous forçats condamnés à des travaux harassants et à un déracinement souvent définitif, ils ont connu un enfer de chaleur et de fatigue en Nouvelle-Calédonie, à La Foa, à Bourail, à Pouembout, à Nouville, à l’île des Pins et pourtant pendant des décennies, ils ont construit, édifié, aménagé cette terre qui devenait chaque jour davantage la leur, qu’ils ont aussi marquée de leur empreinte indélébile.
Ces racines, ce sont aussi les pionniers, colons libres ou bagnards libérés qui ont développé une agriculture nouvelle, pratiqué les cultures et l’élevage et se sont fondus dans les plaines et les collines en apportant leur ardeur, leur ténacité, leur courage qui ont façonné la Grande Terre. Ces racines, ce sont aussi les missionnaires, les commerçants, les personnels militaires, les ouvriers des mines, les personnels de santé. Ces racines, ce sont aussi les Pieds-Noirs et les Harkis arrivés dans l’angoisse des événements en Algérie ; ce sont aussi les Européens de toutes origines venus chercher ici un avenir meilleur et une aventure humaine. Ce sont toutes les femmes et les hommes venus du reste du Pacifique ou d’Asie construire une part de leur avenir.
C’est cela la Nouvelle-Calédonie, une addition d’histoires, souvent tragiques, heureuses aussi, toutes marquées par le courage et la volonté de bâtir. Il y a des Kanaks, des Caldoches, des Z’Oreilles, des Wallisiens, des Futuniens, des Polynésiens, des Tonkinois, des Javanais, des Japonais et tous les autres qui tous ensemble ont construit la Calédonie d’aujourd’hui, Françaises et Français.
Mais à ces décennies passées à croiser les racines, à suturer les plaies, à construire ensemble, je n’oublie pas que s’est mêlée aussi la peur, la colère parce que cette histoire chahutée, cette addition dont je viens de parler qui s’est progressivement construite dans une communauté sur l’archipel a emmagasiné des ressentiments, a pu accumuler les rancœurs et ces colères ont eu à s’exprimer.
Il y a plus de 30 ans, cette peur a pris le dessus ; la violence s’est invitée dans la vie quotidienne et l’angoisse a étreint les familles. Je suis allé ce matin avec plusieurs d’entre vous à Ouvéa pour honorer les morts et respecter le deuil des familles et pour honorer tous les morts.
Ce que nous avons fait ce matin, c’est aussi réconcilier toutes nos histoires à Iaai, toutes nos histoires et j’ai vu des Kanaks qui s’étaient battus pour attaquer une gendarmerie, être là avec leur famille, pour honorer la mémoire des gendarmes et j’ai vu toute l’île rassemblée pour honorer nos 19 disparus aussi, c’est pour ça que ma place était là et nous avons rendu un hommage à nos morts de l’année d’après.
Toutes ces victimes, ce sont celles de cette colère, de ce ressentiment mais ce qui s’est passé ce matin c’est précisément cette capacité à accepter toutes les mémoires pour ne pas s’enfermer dans les douleurs, cette capacité que nous avons décidée ensemble d’alliance des mémoires, de reconnaître chacune et chacun, de ne pas considérer qu’il y aurait les victimes des uns et les victimes des autres, ce sont toutes nos victimes et que la nation se reconnaît dans elles toutes, dans les colères d’un moment, dans les injustices aussi et qu’il ne s’agit pas de ressasser un passé qui ne veut pas passer mais bien de reconnaître la dignité de chacun, la place de chacun, la part de chacun.

Source : Emmanuel MACRON, Transcription du discours du Président de la République sur la Nouvelle-Calédonie, Nouméa, 05 mai 2018.

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