Les soldats de la Nouvelle-Calédonie pendant la Première Guerre mondiale
Dans le cadre de la commémoration de la mobilisation du 5 août 1914, le docteur Sylvette Boubin-Boyer a donné une conférence pour les élèves des classes labellisées centenaire de la Première Guerre mondiale, le mardi 5 août 2014, en salle d’honneur de la mairie de Nouméa.
En Nouvelle-Calédonie, lointain « arrière » de la Grande Guerre, la mobilisation est décrétée le 5 août 1914, elle suscite immédiatement maintes déclarations patriotiques à Nouméa et en brousse. Nouméa devient centre de recrutement pour tous les citoyens français du Pacifique : les deux colonies : Nouvelle-Calédonie et Établissements Français de l’Océanie (ÉFO), le protectorat de Wallis et Futuna et les Français du condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides vont y être recensés.
À cette époque, en cas de guerre, qui détient l’autorité en Nouvelle-Calédonie ? En vertu de la circulaire ministérielle du 13 août 1912, relative à la conduite à tenir en temps de guerre, le gouverneur est « seul responsable, devant le gouvernement… de la défense et de la conservation de la colonie. » Le gouverneur par intérim Jules Repiquet a les pleins pouvoirs, ce qui occasionne de nombreux conflits avec les militaires tout au long de la guerre. En collaboration avec le conseil de défense de la colonie et le commandant supérieur des troupes, il rédige les instructions pour l’organisation de la défense de la colonie. Le commandant supérieur des troupes, sous l’autorité du gouverneur, met en oeuvre les consignes relatives à la mobilisation en cas de guerre. La défense de la colonie et une milice locale sont mises en place.
Ce sont les compagnies d’infanterie coloniale de la Nouvelle-Calédonie n°1 et n°2 qui ont en charge les opérations de mobilisation des réservistes et des hommes de l’active mobilisables. Il ne reste à Nouméa, en juin 1914, qu’un demi bataillon, soit 156 soldats dont 76 recrues calédoniennes qui accomplissent leur service militaire (obligatoire dans la colonie, depuis 1905 seulement, effectif depuis 1911). Mais l’appel sous les drapeaux de la classe 1914 avait été retardé au 30 novembre en raison de la présence de la classe précédente, l’armée ne pouvant assurer simultanément le coût d’entretien de deux classes.
Nous allons voir de quelle manière la colonie participe à la Grande Guerre : les difficultés que l’on a rencontrées pour le service militaire se précisent : la déclaration de guerre oblige la population de la colonie à des prises de conscience : et la principale : qui est vraiment citoyen français ?
En 1914, le concept de « soldat-citoyen » et celui de « tirailleur » avec la prise en compte de la socialisation antérieure (appartenance communautaire ?) des individus montre la complexité des pratiques sociétales des communautés humaines en Nouvelle-Calédonie, colonie française de peuplement mais aussi une terre de bagne.
Il faut partir du dernier recensement avant la guerre, en 1911, pour se rendre compte à quel point la Nouvelle-Calédonie est peu peuplée. En tout 58 098 habitants. 13 138 appartiennent à ce que le tableau de recensement nomme « population blanche libre », parmi eux : 2 010 étrangers (Japonais, Australiens, Allemands, Autrichiens…) ; restent 11 128 personnes dont 5 506 citoyens français « en âge de porter les armes » comme on dit à l’époque. Il y a également 5 671 personnes d’origine pénale, la plupart sont des hommes âgés. La population indigène, quant à elle, est forte de 28 075 éléments mais seulement 8 706 en âge de porter les armes. Le recrutement ne pourrait donc concerner au maximum que 14 212 hommes. Il y a aussi 3 214 immigrants : des travailleurs sous contrat, Indochinois ou indigènes Néo-hébridais pour la plupart, presque tous des hommes « en âge de porter les armes » qui pourront se porter volontaires à la levée des tirailleurs.
Pour les citoyens français, créoles ou français, en réalité, la question ne se pose pas : ils répondent à l’ordre de mobilisation générale du 5 août 1914, des classes 1913 à 1914 incluses ou bien à la conscription des classes 1915 à 1917 incluses. Nouméa est alors décrété « Centre de mobilisation du Groupe du Pacifique » englobant toutes les colonies françaises du Pacifique déjà citées : la Nouvelle-Calédonie et ses dépendances, les Nouvelles-Hébrides et les ÉFO et le protectorat de Wallis et Futuna (qui ne sera pas concerné par l’appel aux tirailleurs). Les classes plus anciennes seront appelées en fonction du besoin en hommes de la métropole mais toujours en même temps que les autres mobilisés des autres colonies françaises.
Les Français résidant en Australie ou dans tout autre pays du Pacifique sont engagés à rejoindre le bureau de recrutement de Nouméa pour s’y faire inscrire.
Tous les mobilisés ne partent pas au front : les fonctionnaires qui sont mis à la disposition d’une administration civile ou militaire travaillant pour la Défense nationale, les arsenaux, l’artillerie ou les constructions navales en Nouvelle-Calédonie, aux Nouvelles-Hébrides et dans les ÉFO. Les employés et le chef d’exploitation de la Sté le Nickel sont ainsi maintenus en poste … « leur présence étant indispensable pour assurer la marche de l’usine le Nickel fournisseur des puissances alliées » (JONC 27/01/17). Des fonctionnaires encore en poste restent également sur place, tout comme les gendarmes ; la guerre se poursuivant, ils sont remplacés par des blessés inaptes à retourner au front.
Les religieux épargnés jusqu’alors, sont 23 à être mobilisés (sursis d’appel ou réformés) en 1917, aucun ne part à ce moment-là. Seuls le Père Ollier (Mariste) et le pasteur protestant de Do Neva, Laffay, étaient partis en 1915.
Pendant toute la guerre, les autorités sont à la recherche d’un petit nombre d’hommes déclarés insoumis ou déserteurs : certains sont décédés parfois depuis plusieurs années, d’autres ont quitté la colonie ou ont disparu. Malgré tout, la Nouvelle-Calédonie est le territoire qui compte le moins de déserteurs et sans doute de fuyards.
En l’absence de consignes, aucune levée d’inscrits maritimes n’est effectuée, une circulaire du 23 juillet 1915 prescrit de les incorporer à l’armée de terre ou la marine, le gouverneur pouvant accorder des sursis d’appel : ce qui sera fait systématiquement jusqu’à la fin de la guerre : de cette manière, la navigation n’est pas interrompue ni sur le tour de côtes, ni avec les Nouvelles-Hébrides, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande.
Se pose également le problème des métis, sont-ils citoyens ou indigènes ? La réponse se fait au coup par coup pour devenir plus favorable à l’inscription comme « citoyen » de manière à pouvoir les mobiliser (1917).
Il y aura en tout 1 040 créoles et français mobilisés ou engagés. Pour rappel : les ÉFO comptent 1 057 engagés. Les Néo-Hébridais sont inclus parmi les Calédoniens.
Quels sont les soldats qui partent à la guerre : quelques cas particuliers
- Je dois signaler qu’à la déclaration de guerre, lors de la mobilisation générale en France (1er août Allemagne déclare guerre à la France 3 août), des hommes d’affaires ou en congé, des étudiants, Calédoniens présents en métropole ont rejoint les centres de recrutement pour être incorporés sur place. Aucun ne semble avoir utilisé la possibilité offerte par la loi de rentrer dans la colonie pour faire partie des contingents futurs. Par ex. Albert Hagen, un créole calédonien ou un français : Deferrière. Ils sont affectés principalement dans les 1er, 3e et 4e RI, Desmazures dans l’armée de l’air. Selon leur école d’origine, ils sont pour la plupart sous-lieutenants et meurent dans les premiers combats. Quelques-uns ont été incorporés dans l’armée de l’air), également quelques inscrits maritimes présents sur des navires.
- Début août, la flotte alliée anglo-australienne et néo-zélandaise est en rade de Nouméa en compagnie du navire amiral de la flotte française d’Extrême-Orient. Elles partent pour une campagne de conquête des colonies allemandes du Pacifique, et restent associées jusqu’au bombardement de Papeete le 22 septembre 1914. Des inscrits maritimes et des matelots figurent sur les rôles d’équipage du Montcalm durant tout la guerre, des navires de la Marine (Kersaint) et des navires civils pour assurer le ravitaillement et divers transports de ou vers l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Indochine, les Nouvelles-Hébrides et les ÉFO.
- Les troupes stationnées en Nouvelle-Calédonie (396 personnes en 1911) sont considérées comme « résidents de passage » tout comme les équipages de navires de commerce. Leur devenir est de rentrer en métropole rapidement. Dès septembre 1914, l’armée rapatrie en métropole 117 gendarmes et militaires en poste en Nouvelle-Calédonie. Quelques volontaires calédoniens et néo-hébridais partent à ce moment-là. On compte 51 engagés volontaires à Nouméa : parmi eux, des jeunes gens de 18 à 20 ans ou des hommes de plus de 50 ans. Ils ont devancé l’appel ou bien ils sont plus âgés que ceux qui sont appelés.
- Les étrangers : 8 Calédoniens se font inscrire sur les registres de mobilisation avant d’être rejetés en tant qu’étrangers : 2 rejoindront la Légion étrangère qui recueille 110 engagements à Nouméa dont 100 Japonais qui résilient leur engagement peu de temps après leur arrivée en France et rembarquent à destination du Japon. Seuls 5 Japonais sont restés en France et ont participé à la guerre. Italiens et Belges sont mobilisables en Nouvelle-Calédonie par arrêté paru au JONC du 27 janvier 1917, parmi eux, les 8 rejetés du début de la guerre. 17 Calédoniens possédant la double nationalité franco-britannique ou franco-australienne s’engagent dans les ANZAC.
Revenons sur les citoyens français mobilisés : comme pour le service militaire, ils sont partagés en deux groupes :
Les Français : la population française d’origine métropolitaine (4 084 individus nés en France) est constituée de fonctionnaires en poste, la plupart à Nouméa, d’anciens militaires (gendarmes, surveillants de la Pénitentiaire) ; certains sont colons, anciens soldats démobilisés sur place, ayant bénéficié de conditions favorables à leur installation, ayant dépassé l’âge limite de l’appel.
Les créoles : nés dans la colonie (surtout colons de brousse). La loi de 1905 sur le service militaire et son application à partir des années suivantes en Nouvelle-Calédonie a tenté de mettre fin au flou concernant les déclarations de naissance. Il est dû, en brousse, essentiellement à l’éloignement des foyers par rapport au bureau d’état-civil et aux nombreuses unions, souvent libres des Européens avec une femme indigène ou asiatique. Encore faut-il que ceux qui se croient Français et citoyen, le soient légalement.
Quelques-uns sont fils ou petits-fils des premiers colons britanniques ou allemands, arrivés dans l’archipel parfois avant la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France. Ainsi, des descendants d’Allemands, des heimatlosen et sont en position délicate après la déclaration de guerre (Gaertner, Schmitt). André Hagen, depuis Paris où il étudie à HEC, écrit à son frère au sujet de leur ascendance Zeitler et Hagen : « Au fait, avons-nous encore des parents en Allemagne ? Je me rappelle vaguement t’avoir entendu parler des tantes en Bohème ». André Hagen représente le cas type du créole calédonien d’origine « libre ». Cinquième fils d’une
famille d’immigrés ayant fait souche en Nouvelle-Calédonie depuis 1875, il est né en 1894 à Nouméa d’un père et d’une mère d’origine allemande, nés en Australie, nationalisés français ?. Dans la hâte des mobilisations de première heure, sa situation vis-à-vis de l’autorité militaire n’est pas claire mais il affirme à son frère « Tu peux avoir confiance que lorsque l’occasion se présentera et lorsque ce sera utile je ferai mon devoir jusqu’au bout. »
Des jeunes gens découvrent leur statut lors de la mobilisation comme François Azzaro, né le 6 septembre 1888 à Bourail, qui est « rayé des contrôles de l’armée, classé fils d’étranger ». De la même façon, la nationalité n’est pas toujours clairement établie. « Rapaute Biaza né le 24 novembre à Ohland (Koumac), fils de Biaza et de la veuve Dumont est dans un premier temps Rayé : étranger » ; puis sur sa demande, il est déclaré omis par suite de « nationalité douteuse - père italien - mère française, a lui-même réclamé sa qualité de Français n’ayant jamais opté pour la nationalité italienne. » Alexandre Smitt, omis du recensement de 1914, s’était cru sujet anglais, mais « son acte de naissance ne faisant pas mention de la qualité d’Anglais de son père, il revendique l’honneur d’être Français ».
D’autres sont des métis nés de mère kanak, non reconnus par leur père, ils sont classés indigènes. Par ex : « Jules, né le 23 mai 1900 à Koumac est fils de père inconnu et de Julie Amnius, il est rayé d’office : indigène. » « Alfred Peters dit Cur, né le 2 mai 1898 à Canala, fils de feue Louise et de père non désigné demande à être excusé son état civil n’a jamais été établi, ne se croyait pas astreint aux obligations militaires. »
Après le service militaire, la déclaration de guerre vient obliger la population de la colonie à une prise de conscience : qui est vraiment citoyen français ? Un certain nombre sont descendants des premiers colons libres. Ceux qui sont inscrits dans les registres d’état-civil sont des citoyens de nationalité française. Beaucoup sont des descendants de la population d’origine pénale, leurs enfants nés dans la colonie sont des citoyens de nationalité française. Le ministère de la guerre désigne tous ces hommes sous le nom de « créoles calédoniens ».
Incorporés dans le bataillon d’infanterie coloniale de Nouvelle-Calédonie, ils sont des fantassins qui rejoindront principalement les régiments d’infanterie ou d’artillerie coloniale de métropole et de l’armée d’Orient. Ces régiments servent en première ligne et ce sont ceux qui comptent le plus de morts et de blessés durant toute la guerre.
Un point particulier : en 1917, 258 permissionnaires des fronts d’Europe et des tirailleurs affectés provisoirement aux compagnies en Nouvelle-Calédonie sont « mobilisés sur place » pour participer à la répression de la révolte indigène qui éclate dans le centre et le nord de la Grande-Terre parmi les tribus kanak. D’aucuns pensent qu’ils sont embusqués comme l’expriment bruyamment les soldats embarqués lors du dernier départ de renforts, le 10 novembre 1917. Mais des révoltes indigènes ont éclaté aussi dans la plupart des colonies, françaises ou non : Indochine, Madagascar, Maroc, colonies africaines...
Quelques ouvriers des mines et de la métallurgie sont recrutés dans les usines d’armement comme 9 ouvriers calédoniens qui ont rejoint les usines de fabrication de chars à Saint-Chamond ou à Tarbes.
Il y aura également quelques libérés réhabilités mais il existe une circulaire de 1900 qui prescrit que les exclus coloniaux doivent être utilisés sur place dans la colonie. 20 partent et 5 au moins peuvent cependant s’engager dans des bataillons disciplinaires ou dans la Légion étrangère après réhabilitation et accord du tribunal de Nouméa entre 1915 et 1917.
Quand ces soldats partent-ils ? En l’absence de navires, les hommes sont déclarés « en sursis d’appel » et peuvent rentrer dormir et prendre leurs repas à leur domicile (l’armée n’est pas en mesure d’assurer la subsistance à un si grand nombre d’hommes) mais les réservistes sont contraints de demeurer et travailler exclusivement en dehors de Nouméa. De trop nombreux aller-retour entre caserne et domicile entretiennent un climat parfois difficile et un sentiment d’injustice entre ceux brousse et ceux de Nouméa.
Le bataillon d’infanterie coloniale de la Nouvelle-Calédonie envoie quatre « contingents » de Calédoniens et de Tahitiens mobilisés en renforts de régiments coloniaux. Ce sont principalement des fantassins ou des artilleurs destinés à être, comme tous les régiments coloniaux, en première ligne : dans la Somme, l’Artois, dans l’est et sur le front d’Orient et dans bien d’autres régiments ou bataillons de combat. Ces renforts (dits contingents) embarquent sur le Sontay le 23 avril 1915, appelé dans les documents officiels « Premier contingent créole calédonien ». Il y a là 4 officiers, 5 sergents, 541 caporaux et soldats, essentiellement calédoniens ou métropolitains et 165 Tahitiens.
De Nouméa, auront lieu trois autres départs de renforts à destination de la métropole entre 1916 et 1917, avec le BMP (4 juin et 3 décembre 1916 ; 10 novembre 1917).
Le 4 juin 1916, 958 hommes de troupe (4 off, 32 sous-off, 922 h de troupe comprenant 134 européens, 727 indigènes, 53 japonais, 5 ouvriers, 3 condamnés) embarquent sur le GANGE.
Le 3 décembre 1916, un troisième contingent d’environ 900 hommes (912 hommes dont 60 Canaques) part sur le GANGE.
Enfin, le 10 novembre 1917, embarque sur l’EL KANTARA un dernier détachement de 768 soldats dont 3 officiers, 16 (ou 17) sous-officiers, 396 soldats européens et 357 tirailleurs et cent Japonais (773 h ?).
En tout 948 citoyens français quittent la colonie pour devenir principalement des fantassins et sont affectés principalement dans les régiments d’infanterie ou d’artillerie coloniale, les bataillons de tirailleurs sénégalais ou de spahis nord-africains.
La communauté indigène Kanak : le mot donné par l’armée est d’abord celui utilisé par les institutions, c’est à dire : indigènes. Puis lorsque le « bataillon des indigènes des îles du Pacifique » est formé, il nomme « Canaques » les indigènes volontaires calédoniens, leur statut et dénomination dans l’armée est « tirailleurs ». Tous les soldats coloniaux indigènes sont appelés tirailleurs par le ministre de la Guerre. (Le terme tirailleur, désignant à l’origine un « combattant doté d’une certaine liberté de manoeuvre qui tire en dehors du rang », il s’applique indifféremment à des soldats servant comme fantassins, cavaliers, artilleurs, ou même encore comme conducteurs, infirmiers, ouvriers des bataillons d’étape.) Les créoles calédoniens les appellent familièrement : babaos, boys.
La population autochtone de Nouvelle-Calédonie est composée de 28 834 « sujets français » surnommés Canaques ou indigènes mais seulement 8 706 en âge de porter les armes. Le régime de l’Indigénat auquel ils sont soumis depuis 18873 place les Kanak hors du droit commun et de la citoyenneté, donc non mobilisables. (Majoritairement christianisés, astreints à résidence, soumis à l’impôt de capitation, ils sont aussi réquisitionnés pour des travaux d’intérêt public ou privé.) Pour les Kanak, la France représente donc contrainte et spoliation foncière. Pourtant, des clans ont opté, par opportunisme politique ou par conviction pour la reconnaissance de la France. Les chefs procurent la main d’oeuvre des corvées et les supplétifs de répression des insurrections. Nullement concernés par la mobilisation, à l’exception de quelques métis se croyant « indigènes » que les gendarmes vont chercher en tribu, les réactions sont rares au début de la guerre car, jusqu’en 1915, la France se désintéresse de « cette population en voie de disparition ».
L’engagement des tirailleurs kanak : Le décret relatif aux engagements volontaires des indigènes des colonies françaises paraît le 9 octobre 1915 au JORF. C’est la première fois, depuis le début de la guerre, que les indigènes de la Nouvelle-Calédonie et des Établissements Français d’Océanie sont cités dans un texte juridique en tant que combattants potentiels. Le décret est publié au Journal Officiel de la Nouvelle-Calédonie le 8 janvier 1916. En Nouvelle-Calédonie, le 29 décembre 1915, le gouverneur Repiquet arrête l’application du décret du 12 décembre 1915 qui reprend les termes du décret du 9 octobre 1915 sur l’engagement volontaire pour la durée de la guerre des indigènes sénégalais, dans le but de former un corps de troupe indigène. Ce décret est complété par un arrêté du 6 janvier 1916 qui précise la durée de l’engagement, la prime d’engagement, l’indemnité versée aux familles nécessiteuses, la solde journalière du tirailleur (0.50 francs) et d’autres prestations dont il bénéficiera comme une ration à peu près comme celle des troupes blanches et un habillement complet neuf. Pour les engagés qui seraient blessés ou qui deviendraient infirmes pendant la campagne une pension de retraite est prévue (de 225 à 400 franc) réversible sur la veuve et les orphelins.
Paru au JONC, le 7 janvier 1916, un arrêté spécifie que les tirailleurs sont organisés par île ou groupe d’îles. Bien des problèmes vont se poser comme ceux du patronyme, de la validité du mariage des indigènes ou de la reconnaissance et de la filiation des enfants. Les volontaires doivent avoir au moins 18 ans. Ils doivent également présenter un certificat d’aptitude au service militaire et un certificat de bonne vie et moeurs.
On assiste alors à des journées de recrutement au cours desquelles sont signés les engagements après une première visite médicale. Mais ces journées sont précédées de nombreuses palabres à l’issue desquelles le chef administratif de la tribu décide s’il envoie des volontaires et il impose généralement à ses sujets de signer l’acte d’engagement. Les compagnies ainsi formées sont donc constituées de petits noyaux de personnes unies par des liens familiaux, claniques ou religieux ce qui leur évitera la déstructuration identitaire qu’ont pu subir les créoles. L’État n’offre rien d’autre aux engagés. D’aucuns espèrent dans les promesses orales des recruteurs, ce qui après guerre sera source de bien des désillusions.
L’objectif quantitatif fixé est d’un homme pour dix payant la capitation. Si aucun Kanak n’envisage la France comme sa patrie, beaucoup pensent et expriment qu’ils doivent défendre la Mère Patrie de ceux qui leur ont apporté l’Évangile.
(Si les citoyens français d’Océanie sont destinés à devenir des soldats pour un front qui manque de plus en plus d’hommes, les indigènes vont progressivement être capables d’assumer des fonctions d’ordre subalterne. Nombreux à avoir été alphabétisés par les missionnaires, leur reclassement se fera surtout en 1917 au moment de partir sur le front (caporal, sergent...)
Le premier recrutement (on dit aussi « la première levée »), au 1er semestre 1916, a lieu sans trop de difficultés. Dans les tribus de brousse et des îles, le gouverneur agit par l’intermédiaire d’agents recruteurs indigènes, les grands chefs et la police indigène en présence du chef du service des Affaires indigènes. Des promesses les concernant viennent augmenter leur zèle. Ils comptent eux aussi sur des primes et une reconnaissance officielle par le biais des médailles. Mais ils sont surtout appâtés par des projets de constructions d’écoles ou de dispensaires, de l’entretien des lépreux et surtout par le projet d’attribution de concessions de terres que les responsables du recrutement en Nouvelle-Calédonie leur ont fait miroiter. Les pasteurs ou les prêtres dans les missions, les colons parfois, ont parfois également une grande influence sur le recrutement.
La loi fixe donc d’une manière formelle les conditions réciproques de recrutement et d’engagement entre l’État et les indigènes. Dès lors, ce point permet au législateur de se ménager un courant, si léger soit-il, de nouveaux combattants à destination des tranchées. Le recrutement des tirailleurs indigènes commence dès la parution de la circulaire d’application gubernatoriale en date du 22 janvier 1916. Toutefois, ressentie dans certaines tribus comme une nouvelle contrainte, la levée des tirailleurs sur la Grande-Terre induit une révolte. Partie de Koné en avril 1917, elle s’étend vers le nord-est. En juillet, le gouverneur Repiquet l’arrête comme « front de guerre » pour pouvoir mobiliser et conserver les permissionnaires au pays. Exactions et assassinats de colons sont suivis d’une opération dite « de maintien de l’ordre » qui est de fait une répression militaire impitoyable, renforcée par des auxiliaires ou supplétifs kanak utilisant des techniques ancestrales. La rébellion est réduite avant la fin de l’année. Parmi les combattants kanak, on peut donc ajouter ces « auxiliaires » appelés aussi « supplétifs » qui renforcent l’armée dans la lutte contre les insurgés.
À la suite de 3 campagnes de recrutement en 1916 et1917, 1 105 tirailleurs kanak sont engagés volontaires. Globalement 1/3 viennent de la Grande-terre, 1/3 des Loyauté, 1/3 s’est engagé à Nouméa. De racines souvent guerrières, les Kanak acquièrent rapidement les compétences militaires.
948 embarquent pour la France. La veille du premier départ des indigènes, le « Bataillon d’étapes des tirailleurs du Pacifique » est créé le 3 juin 1916. D’abord bataillon d’étape (c’est-à-dire des ouvriers sur le port de Marseille et en différents endroits de la Côte d’Azur) Puis, en avril 1917, le bataillon devient bataillon de marche, c’est-à-dire propre à combattre sous le nom de bataillon (mixte) du Pacifique (BMP).
Je dois ajouter que les Kanaks ne sont pas les seuls engagés dans le bataillon du Pacifique. En effet, la main d’oeuvre réglementée en Nouvelle-Calédonie fluctue en fonction de la situation économique. Les immigrants sont des sujets coloniaux principalement français et hollandais (pour reprendre le recensement de 1911 : 166 Hindous, 366 Tonkinois, 1 254 Javanais, 722 indigènes des Nouvelles-Hébrides). Certains d’entre eux s’engagent parmi les tirailleurs du BMP : un est Wallisien, 12 Néo-hébridais, 18 Indochinois, versés, eux, ensuite dans le bataillon indochinois.
Destin commun avant l’heure : Créoles calédoniens et Kanaks sont réunis pour la première fois au sein du bataillon mixte du Pacifique de juillet à novembre 1917 puis à la même période en1918 (hivernage durant l’hiver). Ils participent aux combats sur la ligne Hunding (dernière ligne de défense allemande avant Paris) près de Soissons et à Vesles-et-Caumont (Aisne).
978 indigènes (Kanak, Wallisien, Néo-Hébridais, Indochinois) sur 1 137 engagés volontaires partent pour la France dans le bataillon des tirailleurs du Pacifique.
193 Calédoniens meurent au champ d’honneur (19 % des mobilisés).
Le bilan s’alourdit avec les 382 (ou 3) tirailleurs morts pour la France (35,24 % des 1 134 engagés ; 20 % sur le champ de bataille, 75 % sur la Côte d’Azur). (La plupart des anciens combattants de toutes ethnies doivent attendre mai et novembre 1919 pour regagner le pays, marqués par les épreuves de la guerre.)
Conclusion :
Lorsque les anciens combattants kanak rentrent, leur prestige puis leur pension en font parfois, des notables ; les emplois réservés les insèrent dans la société et l’économie modernes. Mais ils pansent leurs plaies physiques et morales dans leurs tribus, sous la protection de leur missionnaire et du responsable des Affaires indigènes, un capitaine de gendarmerie qui applique la NPI mise en place par l’État à partir de 1923. Cette politique concerne la santé, l’hygiène, l’enseignement, la participation à l’économie marchande du pays... Un nouveau type d’homme se forge discrètement dans l’entre-deux-guerres. Le nationalisme qui éclos dans les autres colonies ne semble pas encore revendiqué, après les morts de la révolte de 1917 (la guerre)... Il faudra attendre 1947 pour que naissent l’uicalo et l’aiclf mais c’est une autre histoire...
En ce qui concerne les Français et les créoles, la France était leur pays de naissance ou celui de leurs parents ou de leurs grands-parents. Mais au moment de partir, à quelle patrie, à quelle nation avaient-ils le sentiment d’appartenir ? Qu’éprouvent les créoles dont les parents ont été bannis ? Le patriotisme et l’envie du départ ont été, la plupart du temps, un sentiment partagé par les Calédoniens lorsqu’ils sont encore à Nouméa. Mais l’évolution de leurs sentiments est rapide : horrible, funeste, maudite, associés à devoir sont des mots qui reviennent comme une antienne dans leurs correspondances. Charles Giraud résume l’évolution mentale des créoles : Après ce que j’ai vu je ne conseillerai jamais à qui que ce soit d’être volontaire ; faisons simplement tout notre devoir. Durant le voyage, dès juin 1916, Ferdinand Goyetche va plus loin : Nous travaillons par ordre, c’est pas par bonne volonté que nous le faisons. Nous ne serons pas récompensés. Au contraire quand on pourra nous fiche quatre jours on le fera. Tu as de drôles d’idées en tête parfois même des idées révolutionnaires. Ces réflexions montrent la disparition rapide des sentiments d’exaltation du début remplacés par la résignation. Départ pourtant parfois voulu comme un tremplin pour se fixer en métropole, comme pour les frères Vautrin, dont 3 tombent au champ d’honneur. Écris souvent à Gaston car il a le cafard continuellement. Mais ne lui parle pas de patriotisme car il n’aime pas beaucoup ça et il n’a pas tous les torts car quand tu vois la manière dont on te récompense ! La plupart des officiers sont des parvenus ; et les sous off c’est encore pire ! Ce n’est pas croyable tout ce qu’on nous a fait depuis que nous sommes en France. Espérons que la guerre finira vite et que nous pourrons retourner dans notre beau pays ! Si j’ai le bonheur d’y retourner, on viendra encore m’en parler de la France ! Ceux qui viendront m’en causer seront bien reçus ! Et les gradés n’auront qu’à venir m’en parler, je les recevrai bien, les vieux rempilés de Nouméa…. Que la paix arrive vite, c’est tout ce que nous demandons.
Pour Charles Giraud, la perception de la Calédonie et le regard porté sur la France ont changé : Je ne compte plus rester en France comme je l’avais escompté ; dès les hostilités terminées je prendrai la route de la Nouvelle, ce pays vraiment enchanteur. Je commence à avoir hâte de retrouver cette liberté et ces bonnes choses dont j’ai tant goûté avant cette maudite guerre.
À leur retour, les Anciens combattants fondent un comité destiné à venir en aide à leurs frères d’armes, conserver le sentiment « d’union sacrée » ressenti durant la guerre, participer à la vie sociale et politique de la colonie pour en améliorer les conditions de vie.
titre documents joints
Les soldats de la Nouvelle-Calédonie pendant la Première Guerre mondiale
Conférence donnée à la Mairie de Nouméa le 5 août 2014
Sylvette BOUBIN-BOYER
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