Les maladies apportées par les Européens
A leur insu, les équipages européens apportent parfois avec eux les germes de maladies nouvelles. Les Océaniens, en effet, ne sont pas immunisés contre des virus avec lesquels leur organisme n'est jamais entré en contact. Certaines maladies bénignes comme la rougeole ou la coqueluche déciment les populations et provoquent un "choc épidémiologique". La petite vérole est aussi appelée variole et l'autre, c'est à dire la grande vérole (ou syphilis) est une maladie sexuellement transmissible.
Manière d'enterrer les morts à Tahiti ; gravure illustrant le Voyage autour du monde ; 1771
Approfondissement
Avant la fin du XVIIIe siècle, la médecine et l'hygiène sont encore peu efficaces. En France, l'École de Médecine Navale de Rochefort est fondée en 1720 et, en 1768, il y en a deux autres dans les ports de Toulon et de Brest. Le but de ces écoles navales est d'apprendre l'anatomie, la chirurgie et la pharmacie aux futurs chirurgiens puis médecins de la marine, mais aussi de les familiariser avec les grandes maladies nautiques et exotiques. En effet, au XVIIIe siècle, les marins constituent un vecteur privilégié des maladies contagieuses. Les marins sont souvent affaiblis par la rareté des vivres frais qui provoque des carences graves, comme l'insuffisance en vitamine C (ou scorbut). En 1747 James Lindt montre que le scorbut peut être combattu en consommant des agrumes. James Cook est l'un des premiers capitaines à maintenir son équipage en bonne santé grâce à la distribution régulière de choucroute. Mais les marins vivent surtout dans la promiscuité et le manque d'hygiène ( l'eau souillée, les rats, les poux et les puces) qui facilitent la transmission des maladies contagieuses. Le typhus, la peste bubonique, la variole, la rougeole, la coqueluche ou la grippe, parfois contractées aux escales, sont transportées au loin par les marins.
En outre, les marins du XVIIIe sont souvent porteurs de maladies sexuellement transmissibles, des maladies "honteuses" d'où le terme pudique ("l'autre") employé par Bougainville. La syphilis, notamment, a été ramenée en 1493, du Nouveau Monde en Europe, par des membres de l'équipage de Christophe Colomb. Les marins européens, une population à risques, l'ont ensuite répandue sur tous les continents. La première expédition de Cook est passée à Tahiti peu après celle de Bougainville et y a constaté, elle aussi, la présence du "mal français". Ses membres commencent à diffuser leurs récits de voyage et Bougainville, qui affirme avoir consigné à bord les vénériens, doit défendre son honneur (en accusant implicitement son prédécesseur britannique) :
[...] ils nous accusent d’avoir porté aux malheureux Tahitiens la maladie que nous pourrions peut-être plus justement soupçonner leur avoir été communiquée par l’équipage de M. Wallis.
Bougainville, Voyage autour du monde, 1772 (réédition).
L'Hôtel de Ville de Marseille pendant la peste de 1720, peinture sur toile de Michel Serre, peintre des galères du Roi qui a été témoin de l'épidémie.
D'où venait la syphilis tahitienne ? L'indifférence des Tahitiens envers le mal rappelle celle des Indiens d'Amérique au moment de la découverte et semble impliquer une bénignité de l'affection chronique, due à une accoutumance très ancienne, ce qui innocenterait l'équipage de Wallis. Devons-nous en accuser une contamination de proche en proche par l'ouest, la maladie ayant été introduite dès 1535 [...] en Inde, d'où elle arrivait au Japon dès 1545 ? Ou un vaisseau espagnol perdu ?
Carr Adrien. L'Expédition de Bougainville et l'hygiène navale de son temps. In: Journal de la Société des océanistes. Tome 24,1968
Les maladies vénériennes comme la syphilis (qui tue, parfois) et surtout la blennorragie (non mortelle, que les médecins confondent avec la syphillis jusqu'en 1793) ont une forte incidence démographique. Les douleurs tenaces, en interdisant ou en espaçant beaucoup les rapports sexuels, diminuent considérablement la fécondité et certaines maladies compliquent la gestation et l'accouchement. Mais ce sont souvent des maladies bénignes comme la coqueluche, la rougeole ou la grippe qui entrainent d'effrayants pics de mortalité qui déciment les populations du Pacifique. En effet, les Océaniens n'ont jamais été en contact avec ces virus et leur organisme n'a pas développé les défenses naturelles (anticorps) leur permettant d'y résister.
Ces épidémies frappent surtout les populations littorales, en contact avec les Européens, et donc affectent plus rapidement les petites îles de Polynésie que les grandes de Mélanésie. Mais les échanges entre populations de l'intérieur et populations du littoral diffusent inévitablement les maladies contagieuses. Le dernier Tasmanien disparait ainsi dès 1876.
[...] les îles Marquises se sont dépeuplées au XIXe et au début du XXe siècle. De 1882 à 1924, la population de cet archipel a été divisée par 2,5 bien que l'émigration soit pratiquement nulle. Dans les rapports des médecins du XIXe siècle, la forte mortalité se conjugue avec une faible fécondité pour diminuer la population, bien qu'ici les guerres soient hors de cause. L'état civil montre, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une fécondité moyenne de trois naissances par femme, mais celles qui n'ont eu que des avortements ou des mort-nés sont près de 40 % au lieu de moins de 5 % habituellement. Or les consultations effectuées à l'hôpital de Tahiti à cette époque montrent des proportions de 60 % à 70 % de personnes atteintes de maladies vénériennes, principalement la blennorragie, et la situation n'était guère différente aux îles Marquises d'après le témoignage des médecins et des missionnaires, qui incriminent les rapports sexuels précoces des jeunes filles comme cause de leur stérilité fréquente.
Biraben Jean-Noël. Le rôle des maladies sexuellement transmissibles en démographie historique, Population, 51e année, n°4-5, 1996