Voyage autour du monde
Sur les navires, les capitaines doivent tenir un "journal de bord" dans lequel ils consignent quotidiennement les évènements. Au retour, ce journal sert de plus en plus de base à la rédaction d'un "récit de voyage" chronologique, divertissant et instructif dont le public européen devient friand au XVIIIe siècle. Le récit du voyage de Bougainville connait un grand succès puisqu'il est réédité, par la maison Saillant & Nyon, dès l'année suivante.
Approfondissement
Bougainville profite de la réédition de l'ouvrage pour ajouter de nombreux passages répondant aux critiques. Ainsi, dans une partie de son Discours préliminaire, au début de l'ouvrage il a ajouté ceci :
Avant que de le commencer, qu’il me soit permis de prévenir qu’on ne doit pas en regarder la relation comme un ouvrage d’amusement : c’est surtout pour les marins qu’elle est faite […]. Je suis voyageur et marin, c’est-à-dire un menteur et un imbécile aux yeux de cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui, dans l’ombre de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants [...].
Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, Saillant & Nyon, 1772 (réédition).
Le XVIIIe siècle est l'époque des Lumières ; le public averti est avide de connaissances. Le goût pour les voyages se développe et entraine la constitution de "cabinets de curiosités", véritables bric-à-bracs où les amateurs collectionnent les objets exotiques et réalisent d'insolites expériences scientifiques. Les gens à la mode se doivent d'être invités dans les salons tenus par des dames du monde qui sont aussi des intellectuelles et où circulent les idées du moment. Avant même que ne paraisse son récit, Bougainville ne se fait pas prier pour narrer ses aventures extraordinaires et exhiber Aoutourou, le fidèle Tahitien qu'il a ramené des Mers du Sud.
Une conversation dans le salon de Mme Doublet le 23 mars 1769 : "Mr de Bougainville raconte beaucoup de choses de son voyage. Il prétend, entre autres merveilles, avoir découvert aux terres australes une nouvelle île, dont les moeurs sont admirables, dont l'administration ferait honte aux gouvernements les plus policés d'Europe".
Mémoires secrets, dits de Bachaumont, publiés à partir de 1777.
Lecture de la tragédie de l'orphelin de la Chine, de Voltaire, en 1755 dans le salon de Madame Geoffrin, huile sur toile de Lemonnier, 1812
Certainement, les hommes qui l'accompagnaient, du simple mousse au prince de Nassau, ont contribué eux aussi à propager le récit du voyage, parfois en publiant leur version, dans toutes les couches de la société.
Les philosophe des Lumières côtoient ce milieu d'aristocrates et de grands bourgeois intellectuels et Diderot, notamment, exploite le retentissement autour du récit du navigateur et du mythe du "bon sauvage". Il s'agit pour Diderot, comme pour Montaigne avant lui, d'opposer la sagesse, la simplicité, la liberté, la tolérance et l'innocence des Tahitiens à l'injustice, à la jalousie, au mépris et à la cruauté des Européens.
Pleurez, malheureux Tahitiens! pleurez; mais que ce soit de l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants: un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux.
Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, rédigé en 1772, paru dans Correspondances littéraires en 1773
Taxé de naïveté, Bougainville profite de la réédition de son ouvrage pour contraster le portrait qu'il brosse des Tahitiens :
J’ai dit plus haut que les habitants de Tahiti nous avaient paru vivre dans un bonheur digne d’envie. Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une liberté qui n’était soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais, la distinction des rangs est fort marquée à Tahiti, et la disproportion cruelle. Les rois et les grands ont droit de vie ou de mort sur leurs esclaves et valets ; je serais même tenté de croire qu’ils ont aussi ce droit barbare sur les gens du peuple qu’ils nomment Tata-einou, hommes vils ; toujours est-il sûr que c’est dans cette classe infortunée qu’on prend les victimes pour les sacrifices humains.
Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, Saillant & Nyon, 1772 (réédition).