Mémoire sur les îles du Grand-Océan et sur l'origine des peuples qui les habitent
Dans un Mémoire adressé à la Société de géographie de Paris en 1832, et publié en 1833 en annexe du Voyage de l'Astrolabe, Dumont d'Urville soumet sa propre théorie sur le peuplement de l'Océanie et propose de créer une nouvelle division ethno-culturelle : la Mélanésie. En effet, au cours de ses voyages et de ses lectures, il a cru discerner de profondes différences entre les peuples de cette région et les Polynésiens. Dans la légende ci-dessous, les "peuples cuivrés" seraient en fait des (peaux) "rouges", apparentés à la race jaune. Les couleurs de la légende ont été modifiées pour correspondre à celles de la carte de Dumont d'Urville.
Andriveau-Goujon, Carte de L'Océanie d'après les dernières découvertes, Grand Atlas classique et universel, Paris, 1832. Source : National library of Australia
Approfondissement
Dumont d'Urville justifie ainsi son découpage :
Toutes les nations qui habitent cette grande division de l'Océanie [la Mélanésie] sont des hommes d'une couleur noirâtre plus ou moins foncée, à cheveux frisés ou crépus, ou quelquefois presque laineux, avec un nez épaté, une grande bouche, des traits désagréables et des membres souvent très-grêles et rarement bien conformés. Les femmes sont encore plus hideuses que les hommes, surtout celles qui ont nourri [...]. Les langages très-bornés varient à l'infini, et quelquefois dans la même île. Ces noirs sont presque toujours réunis en peuplades très-faibles dont le chef jouit d'une autorité arbitraire [...]. Bien plus reculés vers l'état de la Barbarie que les Polynésiens et les Micronésiens, on ne trouve chez eux ni forme de gouvernement, ni lois, ni cérémonies religieuses régulièrement établies. Toutes leurs institutions paraissent être encore dans l'enfance ; leurs dispositions et leur intelligence sont aussi généralement bien inférieures à celles de la race cuivrée. Il est vrai que plusieurs de ces peuples sont encore très-imparfaitement connus. Ennemis naturels des blancs, ils ont toujours montré une défiance opiniâtre et une antipathie prononcée contre les Européens ; ceux-ci ont presque toujours eu lieu de se repentir de leurs communications avec ces êtres perfides. Aussi ni Cook, ni Bougainville, ni aucun des navigateurs qui leur ont succédé n'ont eu avec les Mélanésiens ces relations de bonnes amitiés qu'ils se plaisaient à entretenir et à multiplier avec les peuples plus hospitaliers de la Polynésie.
Dumont d'Urville, Notice sur les îles du Grand-Océan et sur l'origine des peuples qui les habitent, publiée dans le Voyage de l'Astrolabe, 1833
Dumont d'Urville établit ensuite une hiérarchie entre les peuples mélanésiens :
Nous pensons que, parmi les nombreuses variétés de la race mélanésienne, celle qui doit occuper le premier rang est celle qui habite les îles Viti [Fidji]. En effet, malgré leur férocité et leur penchant pour le cannibalisme, ces naturels ont des lois, des arts, et forment quelquefois un corps de nation. On trouve parmi eux de très-beaux hommes ; leur langue est plus riche, plus sonore et plus régulière que dans les îles de l'ouest, et leur habileté dans la navigation ne cède pas à celle des hommes de l'autre race. Dans ce nombre, nous avons trouvé des individus doués d'une dose d'intelligence et de jugement fort remarquable pour des sauvages. Mais il est évident qu'ils devaient ces avantages à leur voisinage des îles Tonga, et aux fréquentes communications qu'ils avaient eues avec la race polynésienne. [...] Il est bon de remarquer que les Mélanésiens paraissent d'autant plus bornés dans leurs institutions qu'ils ont eu moins de communication avec les Polynésiens. [...] Enfin ceux qui occupent le dernier degré de cette race sont évidemment les habitants de l'Australie et de la Tasmanie. êtres chétifs et misérables, réunis en faibles tribus, étrangement disgraciés par la nature, et réduits par la pauvreté de leur sol comme par leur indolence et leur stupidité à une existence très-précaire [...].
Dumont d'Urville, Notice sur les îles du Grand-Océan et sur l'origine des peuples qui les habitent, publiée dans le Voyage de l'Astrolabe, 1833
Dumont d'Urville estime enfin qu'il y deux races présentes en Océanie. La race noire, venue d'Afrique, aurait occupé toute la région en premier puis aurait été en partie submergée par des conquérants à la peau jaune venus d'Asie.
Guerrier et femmes de Nouvelle-Calédonie (gravures extraites du Voyage pittoresque autour du monde paru en 1834)
Les idées exprimées par Dumont d'Urville, très subjectives, se retrouvent dans les autres travaux scientifiques de l'expédition. Les Européens insistent beaucoup sur le contraste entre les belles et accueillantes Polynésiennes et les farouches et laborieuses Mélanésiennes. Ainsi dans cet extrait du paragraphe intitulé : "La race noire du Grand Océan" :
Dans toutes les contrées [de la Mélanésie] que nous avons parcourues, nous avons trouvé les femmes moins bien que les hommes. Ici elles sont dégradées au dernier degré et flétries de bonne heure par les institutions [la coutume] qui les chargent des travaux les plus pénibles [...]. Les femmes [ de Vanikoro] sont d'une laideur effrayante [...]. Si nous voulions [...] descendre à l'examen de leurs moeurs et de leurs habitudes, nous trouverions des distinctions non moins fondamentales ; nous verrions cette race jaune si confiante et si joyeuse, s'empresser d'accourir au-devant des navigateurs, leur apporter le produit de leur industrie, y ajouter même la faveur de ses femmes. Nous la verrions pulluler d'une manière inconcevable sur les plus petites îles [...] tandis que les Papous multiplient peu, sont le plus souvent en guerre, paraissent défians et surtout excessivement jaloux de leurs femmes qu'ils cachent avec le plus grand soin à l'approche des étrangers.
Quoy et Gaimard, Voyage de l'Astrolabe - Partie Zoologie - Tome premier, 1830.
Tout est dans le "surtout", dans la dernière phrase du texte... La théorie de Dumont d'Urville est adoptée par les savants et se diffuse rapidement jusqu'à passer, dès les années 1850, dans les manuels scolaires.
Extrait d'un manuel de géographie "rédigé conformément au programme officiel de 1857 pour la classe de quatrième" :
L'Océanie se compose de quatre parties : - la Malaisie, à l'O., vers la mer de Chine et l'Océan Indien ; - la Mélanésie (région des nègres), au S. ; - la Micronésie (région des petites îles), au N. ; - la Polynésie (région des nombreuses îles), à l'E., à travers le Grand océan [...]. Les INDIGENES de la Mélanésie sont des NEGRES, la plupart fort abrutis et fort sauvages, d'un aspect misérable et repoussant [...]. Les INDIGENES POLYNESIENS paraissent appartenir à la race jaune ; leur taille est élevée, leur corps bien proportionné, leur teint olivâtre ; leurs traits sont réguliers et beaux [...]. L'anthropophagie et d'autres usages cruels sont encore communs parmi eux. Cependant ils sont intelligents [...].
Cortambert Eugène, Géographie générale de l'Amérique et de l'Océanie, Hachette, 1858