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Enseigner les sociétés coloniales en Nouvelle-Calédonie

mardi 25 juin 2013 par Stéphane MINVIELLE

 II- L’histoire des sociétés coloniales, une histoire qui ne cesse de se renouveler

Volontairement, je n’aborde pas les travaux portant sur la Nouvelle-
Calédonie, ou faits par des historiens calédoniens, non pas qu’ils ne méritent
pas une attention particulière, mais parce qu’ils n’ont pas été à l’origine des
renouvellement historiographiques évoqués ci-dessous.

1- Les grands moments historiographiques

Pour aller vite, on pourrait dire que l’historiographie de la colonisation des
XIXe-XXe siècles a connu trois étapes principales :

  • jusqu’au milieu du XXe siècle, la domination d’un discours largement
    favorable à l’aventure coloniale et aux différents apports des métropoles dans
    leurs colonies => vision apologétique du fait colonial
  • l’époque des deux grandes vagues de décolonisation se caractérise en
    revanche par le développement d’un discours de plus en plus critique, qui
    explique et légitime les volontés d’émancipation
  • les années 1970 et 1980 constituent un tournant lors duquel se
    développe une volonté nouvelle d’étudier le fait colonial en dehors du
    cadre binaire de l’éloge de son action ou du rejet de ses principes =>
    bref, une histoire qui se construit sur l’étude de phénomènes du passé, qui
    cherche à construire un discours dépassionné, qui privilégie la rigueur
    scientifique par rapport à l’instrumentalisation.

Ce premier énoncé est en réalité assez caricatural dans le sens où les
choses sont moins tranchées que cela.

  • dans la première période, les nombreux travaux publiés par des acteurs de
    la colonisation chantant ses bienfaits cohabitent avec le développement d’un
    discours critique, qui d’ailleurs ne cesse de croître. Une caractéristique est
    que, à cette époque, ce ne sont pas forcément des historiens qui sont les
    plus engagés dans l’écriture de l’histoire de la colonisation.
  • dans la deuxième période, même si l’influence très forte des idées
    marxistes sur beaucoup d’historiens explique leur rejet de la
    colonisation impérialiste, il n’empêche que se maintient aussi un discours,
    certes de plus en plus marginalisé, mais qui reste attaché au fait colonial
  • dans la troisième période, la volonté de dépassionner l’histoire du fait
    colonial bute toujours sur le problème de l’objectivité de l’historien.

Malgré les déclarations d’intention les plus convaincantes, il est rare qu’un
travail sur la colonisation soit un travail totalement neutre et il est difficile à
l’historien d’étudier ce fait du passé en l’émancipant totalement du présent.
En 1992, Daniel Rivet a rappelé combien il est difficile de faire de la
colonisation un objet d’histoire soumis à la plus grande rigueur scientifique :
« la dialectique de la célébration et de la condamnation du fait colonial (...) a
si longtemps profondément biaisé l’écriture de son histoire ».

Ceci étant dit, ces grands mouvements historiographiques ont abouti à une
redéfinition permanente des objets d’étude, des problématiques et des
approches.
L’un des traits les plus importants est le passage progressif d’une histoire
de la colonisation à une histoire coloniale, qui prend même ici la forme
d’une histoire des sociétés coloniales.

  • Histoire de la colonisation : histoire d’un fait précis centré sur l’étude de
    ses structures, de leur mise en place à leur effondrement => une histoire qui
    montre surtout comment les métropoles ont mis en place et organisé leur
    mainmise sur les colonies
  • Histoire coloniale : histoire qui s’ouvre plus largement aux relations entre
    les métropoles et les colonies, qui sont conçues comme un ensemble qu’il
    est impossible d’étudier de manière séparée => une histoire qui intègre
    mieux le monde colonisé dans ses préoccupations
  • Histoire des sociétés coloniales : une emphase particulière est mise sur
    l’étude des populations qui ont été confrontées à une situation coloniale, ce
    qui permet de souligner le fonctionnement particulier de ce type
    d’organisation humaine => une histoire qui se positionne beaucoup plus
    volontiers dans les colonies elles-mêmes pour en décortiquer les
    modes de fonctionnement

2- Le tournant des années 1950

Pour aller vite, à partir des années 1950, on peut dire également qu’ont
commencé à coexister plusieurs regards sur les sociétés coloniales :

HISTORIENS OCCIDENTAUX :

3 approches privilégiées :

  • une approche politique et idéologique : modes d’administration des
    colonies, législation définissant le statut des sujets coloniaux, participation
    d’auxiliaires indigènes à l’administration, idéologie de l’entreprise coloniale
  • une approche économique : importance des facteurs économiques dans la
    colonisation et rentabilité des investissements dans les colonies (pillage des
    ressources, question de la mise en valeur et du développement
    d’infrastructures)
  • développement d’une histoire sociale des populations colonisées, avec
    une emphase sur les sociétés rurales et l’apparition d’un prolétariat urbanisé

Les deux premières approches appartiennent encore à une histoire de la
colonisation (les métropoles et leurs agents sont au centre du discours) alors
que la troisième permet déjà de passer à une véritable histoire coloniale (les
colonies sont au centre du discours)
On assiste pendant cette période à une vraie rupture, notamment due au
développement d’une recherche universitaire et scientifique sur le fait
colonial.

HISTORIENS DES ANCIENNES COLONIES :

A peu près à la même époque, on assiste à la naissance et au
développement d’une histoire nationale des nouveaux Etats issus de la
décolonisation.
Après l’indépendance, l’histoire devient un moyen privilégié pour
accompagner et consolider la naissance d’un nouvel Etat indépendant,
selon des modalités qui ne sont pas sans rappeler certains travaux de la
seconde moitié du XIXe siècle en France, notamment ceux qui ont eu pour
objectif d’enraciner les idées républicaines en leur donnant des fondements
historiques. Permettre aux Etats de s’inventer une histoire nationale
et rendre une dignité aux anciennes populations colonisées

  • nombreux travaux sur l’histoire précoloniale des nouveaux
    Etats
  • histoire des luttes pour l’émancipation, comme un long chemin
    chaotique vers la liberté
  • biographies des grands héros de la naissance ou de la
    renaissance de la nation

3- Les historiens d’aujourd’hui et le fait colonial

Depuis les années 1970, plusieurs courants historiographiques ont
encore enrichi le regard des historiens sur l’histoire des sociétés
coloniales. On assiste progressivement à l’émergence d’un foisonnement
des recherches sur le fait colonial, et aussi à un morcellement des objets
d’études. Ce foisonnement n’empêche pas de souligner quelques traits
majeurs.

Première idée : Depuis les années 1970-1980, même si des historiens
français ont continué à travailler sur la période coloniale, force est de
constater que les principaux renouvellements des approches sont
venus des chercheurs anglo-saxons, ces nouvelles approches étant plus
ou moins bien, plus ou moins systématiquement, importées dans la
recherche historique française.
Dans le temps qui m’est imparti, il est impossible de traiter complètement la
question des nouvelles orientations de la recherche historique, qui peuvent
d’ailleurs accorder une place plus ou moins grande à l’histoire du fait colonial.

  • histoire globale
  • histoire du genre
  • histoire des aires culturelles
  • histoire connectée
  • etc.

Histoire impériale : connecter l’histoire de la métropole et celle de ses
colonies. Il s’agit de montrer comment les métropoles créent leur empire par
la conquête et la domination, mais aussi comment l’empire forge la nation, ce
qui est peut être assez facilement démontré dans le cas français ou anglais.
Parmi tant d’autres, l’américain Frederick Cooper, au départ spécialiste de
l’histoire coloniale de l’Afrique de l’est britannique, illustre bien cette volonté
de dépasser les notions de métropole et de colonie pour mener l’étude à
l’échelle impériale. Son apport est d’autant plus utile que certains de ses
ouvrages ont été traduits en français :

  • Traduction en 2013 d’un ouvrage publié en 1997 : Repenser le colonialisme
    (en collaboration avec Ann Laura Stoler)
  • Traduction en 2012 d’un ouvrage publié en 2002 : L’Afrique depuis 1940
  • Traduction en 2010 d’un ouvrage publié en 2005 : Le colonialisme en
    question. Théorie, connaissance, histoire
  • Traduction en 2011 d’un ouvrage publié en 2010 : Empires. De la Chine
    ancienne à nos jours (en collaboration avec Jane Burbank)

Etudes coloniales : elle se placent délibérément au sein des territoires
coloniaux et scrutent les sociétés coloniales, notamment les relations entre
colonisateurs et colonisés. Parmi ces études coloniales, on distingue 3
grands courants :

  • histoire sociale dans la lignée des subaltern studies
  • histoire culturelle dans a lignée des postcolonial studies
  • histoire à la fois sociale et culturelle autour de la notion de « situation
    coloniale » (Georges Balandier, 1951).

POST COLONIAL STUDIES : Oeuvre fondatrice = Edward SAID, Orientalism, 1978 (traduite en français
en 1980). Saïd est un intellectuel d’origine palestinienne. Installé aux Etats-
Unis, c’est un spécialiste de littérature britannique.
Postulat : les Occidentaux auraient systématiquement, pendant et après la
phase de colonisation, utilisé le discours orientaliste comme une arme de
domination et de soumission des Orientaux. Ils auraient imposé et inculqué
aux dominés une vision du monde dans laquelle leur position était
systématiquement infériorisée : l’indigène aurait été littéralement fabriqué par
des discours littéraires, juridiques, scientifiques, administratifs. Par ricochet,
ce serait aussi en définissant l’autre que l’occident se serait défini lui-même.
=> analyse et déconstruction des discours coloniaux
POST ne signifie pas qu’on étudie la période postérieure à la colonisation.
Le postcolonialisme est une démarche qui vise à déconstruire les
rhétoriques de la domination politique effective des territoires
impériaux. Il s’agit de privilégier des approches pluridisciplinaires en
s’émancipant des temporalités habituelles : périodes pré-coloniales,
coloniales et post-coloniales.
Les postcolonial studies cherchent également à souligner les réactions
des colonisés face à l’ordre colonial => l’idée est que les colonisés ont
toujours joui d’une capacité d’action autonome, ce qui remet en cause le
concept de colonisés seulement victimes d’un ordre imposé.
Les postcolonial studies ne se limitent pas à l’étude des populations
colonisées face à la colonisation. Elles intègrent aussi des populations
appartenant théoriquement aux catégories dominantes, mais qui sont
marginalisées par les discours de domination : femmes blanches, petits
blancs, catégories déviantes victimes de l’exclusion dans les métropoles et
présentes dans les colonies (prostitués, délinquants,...).

SUBALTERN STUDIES :
Courant qui émerge au milieu des années 1980 en Inde autour de
l’historien Ranajit Guha, qui publie en 1983 Elementary Aspects of Peasant
Insurgency in India (Aspects élémentaires des révoltes paysannes en Inde).
Il tire beaucoup de ses caractéristiques de travaux antérieurs, notamment
ceux d’Eric Stokes sur les révoltes paysannes dans l’Inde britannique, ou,
dans la première moitié du XXe siècle, de la pensée marxiste d’Antonio
Gramsci.
Caractères principaux :

  • mettre les colonies au coeur de l’investigation historique
  • délaisser les élites coloniales pour se concentrer sur le peuple, et
    notamment les population situées au bas de la hiérarchie sociale (histoire par
    le bas) => populations ignorées par les historiens pendant la colonisation et
    aussi après les indépendances.
  • montrer que le processus de décolonisation n’a pas seulement été mené par
    des élites indigènes occidentalisées

=> conséquences des post et des subaltern : place plus grande
accordée aux populations assujetties, ce qui pose la question des
sources.

Sources de l’histoire coloniale traditionnelle :

  • sont avant tout des sources écrites, produites par des hommes appartenant
    aux élites, et surtout les élites colonisatrices
  • importance des préjugés sociaux et raciaux dans les sources disponibles

Pour certains historiens, les sources de la colonisation ne sont pas aptes à
rendre compte de la réalité des situations coloniales tant les discours cachent
la majeure partie de la réalité.
Pour faire l’histoire des sociétés coloniales, il faut donc lire avec un regard
neuf les sources depuis longtemps travaillés par les historiens, et recourir à
de nouvelles sources ou méthodes :

  • l’archéologie pour l’histoire des populations colonisées à l’époque
    précoloniale, et l’anthropologie pour les mêmes raisons
  • les sources orales quand cela est possible, d’autant plus que les peuples
    autochtones appartenaient dans beaucoup d’endroits à des sociétés de
    tradition orale
  • chaque fois que cela est possible, confronter les regards des colonisateurs
    et des colonisés.

Par rapport à ces évolutions permises par les réflexions de chercheurs
anglo-saxons, les Français ne sont pas restés inertes ou à la traîne face
à la vigueur des recherches sur le fait colonial. Pour preuve, j’ai choisi
d’évoquer le développement du concept d’histoire à parts égales, qui est au
coeur de la réflexion de Romain Bertrand dans L’histoire à parts égales.
Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Seuil, 2011

Romain Bertrand : spécialiste de l’histoire de Java et de la colonisation
néerlandaise dans l’actuelle Indonésie.
Dans son introduction, le livre pose une question fondamentale : pour
connaître et comprendre l’histoire coloniale, il faut que l’Européen se
départisse de la vision traditionnelle selon laquelle l’Europe a été le lieu de
développement de la civilisation la plus brillante qui soit, et qu’elle a
naturellement colonisé le monde puisque les peuples qu’elle rencontrait
outre-mer étaient moins développés qu’elle, voire même qu’il fallait leur
apporter la civilisation, puisque ce concept leur était inconnu.
Romaine Bertrand invite donc à repenser le rapport des Européens à
l’AUTRE. Pour atteindre cet objectif, il se place à un moment particulier de
l’histoire des relations entre les Pays-Bas et ce qui allait devenir les Indes
néerlandaises (l’Indonésie actuelle).
Projet : « écrire une histoire symétrique de la rencontre, à la fin du XVIe
et au début du XVIIe siècle, entre Hollandais, Malais et Javanais. Cette
notion de symétrie (...) confère une égale dignité documentaire à l’ensemble
des énoncés en présence - autrement dit qui ne les répartit pas, d’entrée de
jeu, de façon téléologique, en vainqueurs et en vaincus. Il s’agit ainsi, pour
respecter l’indécision des commencements, de ne plus hiérarchiser les
sources à l’aune de l’état colonial terminal des relations entre les mondes
dont elles sont issues, et à cette fin d’utiliser, dans la trame même du récit, si
possible autant, mais surtout de la même manière les documentations
européennes (néerlandaises, britanniques et portugaises), et insulindiennes
(malaises et javanaises) ».
=> 1596 : première expédition hollandaise qui jette l’ancre à Banten, à
l’extrémité ouest de Java.
=> in fine, volonté de décrire la rencontre, le contact, en le replaçant dans
son contexte et en soulignant la difficulté, les incompréhensions, la fragilité et
aussi le principe d’égalité des premières rencontres, des premières
connexions. Dans ce cas, les Européens sont, au départ, obligés d’accepter
une position de respect, voire d’infériorité, pour entrer en contact avec des
entités politiques autres que celles dont ils ont l’habitude en Europe.

Pour résumer, cette rapide présentation montre que, depuis une trentaine
d’années, l’histoire coloniale connaît un foisonnement qui, initié par les
chercheurs anglo-saxons, a trouvé de réelles applications dans la recherche
française.
Aujourd’hui, étudier les sociétés coloniales, c’est donc aborder dans un
angle particulier la « situation coloniale » définie par Georges Balandier
en 1951.
=> étudier les interactions entre groupes dominants et couches dominées
des sociétés coloniales, l’objectif étant de penser les sociétés coloniales
comme des configurations sociales originales => monde aux structures
sociales complexes, aux identités multiples, et au fonctionnement rarement
apaisé.

Dans un troisième temps de ma présentation, je vais tenter d’évaluer la
manière dont ces nouveaux champs historiographiques sont présents
dans les programmes adaptés d’histoire actuellement en vigueur en
Nouvelle-Calédonie.


titre documents joints

Enseigner les sociétés coloniales en Nouvelle-Calédonie

25 juin 2013
info document : PDF
191.6 ko

Texte tiré d’une conférence tenue le 19 juin 2013 à l’IUFM de Nouvelle-Calédonie.


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