HG/NC Le site académique d'histoire-géographie de Nouvelle-Calédonie

Les Européens et la cinquième partie du monde.

vendredi 20 avril 2012 par Jérôme GEOFFROY
  Sommaire  

  Document 2

LE SEJOUR A LA NOUVELLE-CYTHERE, EN AVRIL 1768

Au roi

Sire, le voyage dont je vais rendre compte est le premier de cette espèce entrepris par les Français […].

Le 2 avril, à dix heures du matin, nous aperçûmes dans le nord-nord-est une montagne haute et fort escarpée qui nous parut isolée ; je la nommai […] le pic de la Boudeuse […]. A mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les navires. L’affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant tayo, qui veut dire ami, et en nous donnant mille témoignages d’amitié ; tous demandaient des clous et des pendants d’oreilles. Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas, pour l’agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. Elles nous firent d’abord, de leurs pirogues, des agaceries […]. Les hommes […] nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle […].

Je me croyais transporté dans le jardin d’Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse […]. Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleines mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assises à l’ombre des vergers […] ; partout nous voyions régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur.[…]. L’air qu’on respire, les chants, la danse presque toujours accompagnée de postures lascives, tout rappelle à chaque instant les douceurs de l’amour, tout crie de s’y livrer […].

Notre chirurgien major m’a assuré qu’il avait vu sur plusieurs les traces de la petite vérole, et j’avais pris toutes les mesures possibles pour que nous ne leur communiquassions pas l’autre, ne pouvant supposer qu’ils en fussent attaqués […]. L’île, à laquelle on avait d’abord donné le nom de Nouvelle-Cythère, reçoit de ses habitants celui de Tahiti. Sa latitude de 17°37’03’’ à notre camp a été conclue de plusieurs hauteurs méridiennes du soleil observées à terre avec un quart de cercle. Sa longitude de 150°40’17’’à l’ouest de Paris a été déterminée par onze observations de la lune, selon la méthode des angles horaires [...].

Le 15 à six heures du matin, les vents étant de terre et le ciel à l’orage, nous levâmes notre ancre [...].

Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, par la frégate du roi La Boudeuse, et la flûte L’Etoile, en 1766, 1767, 1768 & 1769, Saillant & Nyon, 1771.

Bougainville

Le comte Louis Antoine de Bougainville (1729-1811) est le premier navigateur français a avoir effectué un tour du monde. Homme de Cour et intellectuel, il observe les îles du Pacifique et leurs habitants avec le regard éclairé d’un homme du XVIIIe siècle. Associé à l’île de Tahiti dont il prend brièvement possession en 1768, il a aussi laissé son nom a une plante volubile découverte au Brésil : la bougainvillée.

Bougainville peint par Jean-Pierre Franquel
Source : Wikipedia

Approfondissement

[...] un homme curieux qui passe d’une vie sédentaire et de plaisirs au métier actif, pénible, usant et dissipé du voyageur.

Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, rédigé en 1772, paru dans Correspondances littéraires en 1773.

Issu d’une famille de juristes, Bougainville poursuit des études de droit et devient avocat au parlement de Paris. Passionné de mathématiques, il publie en 1754 un traité de calcul intégral. Mais il rêve d’une carrière militaire et en 1756, il devient l’aide de camp de Montcalm, commandant des troupes françaises au Canada. C’est au cours du voyage de France au Québec qu’il s’initie à la navigation. En 1763 il part coloniser les îles Falkland, découvertes par les Anglais et rebaptisées Malouines. Il en prend possession, mais dès 1765 il est contraint de céder cette colonie aux Espagnols qui les nomment Malvinas.

En 1766, il reçoit le commandement de La Boudeuse et de L’Etoile et quitte Brest le 5 décembre pour un voyage de découvertes. Bougainville publie en 1771 le récit de son voyage sous le titre « Voyage autour du monde » qui connait un certain succès.

Il est élu à l’Académie française et devient membre de l’Académie de marine. Il prend part ensuite en 1778 à la guerre d’Indépendance américaine au cours de laquelle il s’illustre notamment dans les batailles de Newport et de Boston. En 1785, il participe aux préparatifs de l’expédition de La Pérouse qui doit s’embarquer sur La Boussole et L’Astrolabe. Le roi veut lui confier le ministère de la Marine, mais il décline l’offre. Après avoir échappé aux massacres de la Terreur, il se retire de la vie publique et se consacre à nouveau à ses recherches scientifiques. Il sera toutefois chargé de préparer la campagne de Bonaparte en Egypte. Napoléon le nomme sénateur puis comte d’Empire en 1808. Il meurt à Paris le 20 août 1811 et repose désormais au Panthéon.

D’après Wikipedia

Le monde dans lequel évolue Bougainville est celui de l’aristocratie. Sa carrière, toute entière au service de l’Etat, doit tout à la volonté du souverain. Mais pour convaincre Louis XV, il vaut mieux s’adresser à sa maîtresse en titre. Bougainville est ainsi le protégé de madame de Pompadour qui a une forte influence sur le roi jusqu’à sa mort en 1764. Le XVIIIe siècle, après la mort de Louis XIV, est aussi le siècle libertin, celui des libre-penseurs qui remettent en cause l’ordre établi en montrant qu’on peut suivre sa propre morale. Dans la littérature de l’époque, le libertin est aussi connu pour être un homme aux moeurs légères, un aristocrate dépravé qui s’affranchit de toute morale. Les lecteurs sont alors friands de ce genre de romans.

Voyage autour du monde

Sur les navires, les capitaines doivent tenir un « journal de bord » dans lequel ils consignent quotidiennement les évènements. Au retour, ce journal sert de plus en plus de base à la rédaction d’un « récit de voyage » chronologique, divertissant et instructif dont le public européen devient friand au XVIIIe siècle. Le récit du voyage de Bougainville connait un grand succès puisqu’il est réédité, par la maison Saillant & Nyon, dès l’année suivante.

Approfondissement

Bougainville profite de la réédition de l’ouvrage pour ajouter de nombreux passages répondant aux critiques. Ainsi, dans une partie de son Discours préliminaire, au début de l’ouvrage il a ajouté ceci :

Avant que de le commencer, qu’il me soit permis de prévenir qu’on ne doit pas en regarder la relation comme un ouvrage d’amusement : c’est surtout pour les marins qu’elle est faite […]. Je suis voyageur et marin, c’est-à-dire un menteur et un imbécile aux yeux de cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui, dans l’ombre de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants [...].

Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, Saillant & Nyon, 1772 (réédition).

Le XVIIIe siècle est l’époque des Lumières ; le public averti est avide de connaissances. Le goût pour les voyages se développe et entraine la constitution de « cabinets de curiosités », véritables bric-à-bracs où les amateurs collectionnent les objets exotiques et réalisent d’insolites expériences scientifiques. Les gens à la mode se doivent d’être invités dans les salons tenus par des dames du monde qui sont aussi des intellectuelles et où circulent les idées du moment. Avant même que ne paraisse son récit, Bougainville ne se fait pas prier pour narrer ses aventures extraordinaires et exhiber Aoutourou, le fidèle Tahitien qu’il a ramené des Mers du Sud.

Une conversation dans le salon de Mme Doublet le 23 mars 1769 : « Mr de Bougainville raconte beaucoup de choses de son voyage. Il prétend, entre autres merveilles, avoir découvert aux terres australes une nouvelle île, dont les moeurs sont admirables, dont l’administration ferait honte aux gouvernements les plus policés d’Europe ».

Mémoires secrets, dits de Bachaumont, publiés à partir de 1777.
Lecture de la tragédie de l’orphelin de la Chine, de Voltaire, en 1755 dans le salon de Madame Geoffrin, huile sur toile de Lemonnier, 1812
Source : Wikipedia

Certainement, les hommes qui l’accompagnaient, du simple mousse au prince de Nassau, ont contribué eux aussi à propager le récit du voyage, parfois en publiant leur version, dans toutes les couches de la société.

Les philosophe des Lumières côtoient ce milieu d’aristocrates et de grands bourgeois intellectuels et Diderot, notamment, exploite le retentissement autour du récit du navigateur et du mythe du « bon sauvage ». Il s’agit pour Diderot, comme pour Montaigne avant lui, d’opposer la sagesse, la simplicité, la liberté, la tolérance et l’innocence des Tahitiens à l’injustice, à la jalousie, au mépris et à la cruauté des Européens.

Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l’autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu’eux.

Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, rédigé en 1772, paru dans Correspondances littéraires en 1773

Taxé de naïveté, Bougainville profite de la réédition de son ouvrage pour contraster le portrait qu’il brosse des Tahitiens :

J’ai dit plus haut que les habitants de Tahiti nous avaient paru vivre dans un bonheur digne d’envie. Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une liberté qui n’était soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais, la distinction des rangs est fort marquée à Tahiti, et la disproportion cruelle. Les rois et les grands ont droit de vie ou de mort sur leurs esclaves et valets ; je serais même tenté de croire qu’ils ont aussi ce droit barbare sur les gens du peuple qu’ils nomment Tata-einou, hommes vils ; toujours est-il sûr que c’est dans cette classe infortunée qu’on prend les victimes pour les sacrifices humains.

Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, Saillant & Nyon, 1772 (réédition).

La Nouvelle-Cythère

Même lorsque le découvreur connait la toponymie vernaculaire, il la remplace souvent par des noms de navigateurs, de bateaux, de personnages illustres (roi, ministres) ou familiers (femme). Bougainville donne le nom de Nouvelle-Cythère à Tahiti en référence à la mythologie gréco-romaine . Celle-ci voit, dans les eaux baignant l’île de Cythère (la Méditerranée), le lieu de naissance d’Aphrodite-Vénus, déesse de l’amour, de la séduction et de la beauté. Le mythe de Cythère est très en vogue en Europe au XVIIIe siècle.

Fragonard, La naissance de Vénus, vers 1754
Source : Wikipedia

Approfondissement

Nommer, débaptiser ou renommer sont des étapes naturelles dans [le] processus de reconnaissance. Car les noms des îles n’ont de sens, dans la logique maritime européenne, que s’ils désignent des lieux précis. Dès lors que les localisations se révèlent inexactes, le navigateur peut essayer de les rectifier, et peut aussi changer les noms. [...] les îles avaient des noms locaux d’origine, que les découvreurs ont presque systématiquement remplacés, dans la grande tradition de l’impérialisme triomphant. Les types de noms importés par les navigateurs sont assez réduits : renvoyant à la forme de l’île, au contexte de la découverte (date et saint du jour, nom du découvreur), les toponymes des XVIIe et XVIIIe siècle sont parfois redondants. Cependant, parce que les îles sont mal identifiées, parce que la primauté de tel ou tel découvreur est toujours contestable, ces noms semblent avoir une durée de vie limitée.

Blais Hélène ; Comment trouver le « meilleur nom géographique ? Les voyageurs français et la question de la dénomination des îles océaniennes au XIXe siècle ; L’Espace géographique, tome 30, 2001.

La prise de possession de Tahiti par la France se fait subrepticement. Le jeudi 14 avril au soir, veille de son départ, à l’insu des Tahitiens, Bougainville prend possession de l’île et de tout l’archipel dont elle fait partie.

La nuit je suis descendu à terre et j’ai enterré à 108 pas de la rivière où nous avons fait l’eau et à 13 pas du bord de la mer l’inscription suivante gravée sur un morceau de chêne : « L’an 1768, le 12 avril, nous, L. A. de Bougainville, colonel d’infanterie, capitaine des vaisseaux du roi, commandant ses frégates la Boudeuse et l’Etoile, par ordre et au nom de S.M.T.C. Louis XV, sous le ministère de M. de Choiseul, duc de Praslin, nous avons pris possession d’un archipel d’isles que nous avons nommé l’archipel de Bourbon, s’étendant depuis le 18° jusqu’au 16° de latitude méridionale et depuis le 149° jusqu’au 152° de longitude O du méridien de Paris, en foi de quoi, dans une des isles de cet archipel, située par les 17° 34’ de latitude australe et environ 151° de longitude O que nous avons nommée la Nouvelle-Cythère, nous avons laissé la présente inscription correspondante à l’acte de prise de possession, signé de nos états-majors et principaux officiers mariniers dont les noms sont cy joints dans une bouteille ». Cette bouteille contenant la liste des deux états-majors et principaux officiers mariniers, bien bouchée et luttée de cire d’Espagne avec les armes du roi a été enterrée au dessus de l’inscription.

Journal de bord de Bougainville, extraits parus dans le Journal de la Société des océanistes. Tome 24, 1968

Bougainville a quitté l’Europe bien avant le retour de l’expédition britannique commandée par Samuel Wallis. Il a cependant certainement entendu parler, sur l’île, de la prise de possession d’Otaïti, renommée « île du roi George III », effectuée l’année précédente (le 25 juin 1767) par Wallis. Car celle ci a nécessité une escorte armée en raison du violent combat qui avait opposé la veille l’équipage du HMS Dolphin aux Tahitiens. Par la suite, les Britanniques ne manqueront pas de se moquer des prétentions des Français.

Bougainville hissant les couleurs françaises sur un petit rocher du détroit de Magellan. Gravure satirique anglaise vers 1780
Source : Wikimedia

La gravure originale, datée de 1773, est visible à la Princeton University library

La rivalité entre grandes puissances se manifeste encore lorsque Bougainville n’hésite pas, trois mois plus tard, à prendre possession sans vergogne d’une île de l’archipel de Bismarck déjà manifestement appropriée :

Les bateaux ont été visiter le fond de la baie où ils y ont reconnu que les Anglais nous y avaient devancés. Un abattage de bois assez considérable et tout nouveau, une moitié de plaque de plomb plaquée sur un arbre avec de longs clous dont les Indiens d’alentour avaient arraché la plus grande partie où l’on découvrait encore les mots de « Majesté » et « prise de possession », en anglais, en sont les témoins certains [...]. Il a été gravé l’inscription suivante sur une planche de chêne qui a été enterrée dans le milieu environ de la côte de tribord de la baie, en y entrant : « l’an mil sept cent soixante-huit, le 12 juillet, nous, Louis-Antoine de Bougainville, colonel d’infanterie, capitaine des vaisseaux du Roy, commandant la frégate la Boudeuse et l’Etoile, au nom et par ordre de Sa Majesté très chrétienne, sous le ministère de M. de Choiseuil, duc de Praslin, nous avons pris possession de ces îles : en foy de quoy, nous avons laissé la présente inscription correspondante à l’acte de prise de possession que nous portons en France. »

Journal de bord de Bougainville, extraits publiés sur Cliotexte

En 1774, une expédition espagnole tente à son tour d’établir un protectorat sur Tahiti (alors renommée « Amat ») :

Le second voyage [Domingo de Boenechea est déjà venu à Tahiti en 1772] eut pour objet de créer la colonie missionnaire que les autorités espagnoles avaient dû décider d’implanter sur le rapport du Père Jose Amich. Le voyage, effectué du 20 septembre 1774 au 7 avril 1775 par la frégate Aguila accompagnée du bateau-magasin Jupiter, était dirigé par Boenechea assisté par don Thomas Gayangos, second à bord de l’Aguila ; le Jupiter était commandé par son propriétaire, don Jose de Andia y Varela. Avaient pris place à bord de l’Aguila deux Franciscains chargés de l’évangélisation de Tahiti, un soldat d’infanterie de marine qui devait servir d’interprète, Máximo Rodriguez, et deux des Tahitiens embarqués à bord de l’Aguila lors du précédent voyage, les deux autres étant morts à Lima [...]. Le 1er janvier 1775, une croix fut élevée et la mission organisée, les deux Pères, Narciso Gonzales et Geronimo Clot s’installant à terre avec Máximo Rodriguez et un domestique ; un traité fut signé avec les grands-chefs présents
qui reconnaissaient la souveraineté du roi d’Espagne. Puis avant de repartir pour Callao, les navires effectuèrent une reconnaissance de l’archipel, notamment des îles Sous-le-Vent [...].

Claude Robineau, Découverte et connaissance des Polynésiens, in L’Importance de l’Exploration Maritime au Siècle des Lumières, CNRS, 1978.

En novembre 1775, une nouvelle expédition vient rapatrier les missionnaires, mettant un terme aux prétentions espagnoles dans le Pacifique sud.

La première circumnavigation française

La circumnavigation est une navigation effectuée autour d’un lieu. On peut faire une circumnavigation en Méditerranée mais ici il est question d’une navigation autour du monde. A l’époque de Bougainville, moins d’une vingtaine d’expéditions ont réussi ce périple et de vastes régions du monde restent inexplorées, en particulier dans le Pacifique.

Carte Réduite des mers comprises entre l’Asie et l’Amérique Apelées par les Navigateurs Mer du Sud ou Mer Pacifique, pour servir aux vaisseaux du roi. ; dressée au Depost des Cartes de la Marine ; Dheulland sculp. ; 1742
Gallica-BnF

Approfondissement

Bougainville pense que 13 expéditions l’ont précédé dans un voyage autour du monde. Une est espagnole (Magellan en 1522), cinq sont hollandaises (de Noort en 1601, Spilberg et Lemaire en 1617, l’Hermitte en 1626 et Roggeveen en 1723) et sept britanniques (Drake en 1580, Cavendish en 1588, Cowley en 1686, Wood Roger en 1711, Anson en 1741, Byron en 1766 et Wallis en 1768).

On voit que de ces treize voyages autour du monde aucun n’appartient à la nation française, et que six seulement ont été faits avec l’esprit de découverte ; savoir, ceux de Magellan, de Drake, de Lemaire, de Roggewin, de Byron et de Wallis ; les autres navigateurs, qui n’avaient pour objet que de s’enrichir par les courses sur les Espagnols, ont suivi des routes connues sans étendre la connaissance du globe.

Bougainville, Voyage autour du monde, 1772 (réédition)

Il s’agit donc d’un voyage de découvertes, dont l’objectif est de faire progresser les sciences et, en particulier, la géographie. Mais c’est aussi un voyage politique, dont l’objectif est de repérer les terres encore ouvertes à la colonisation, après la perte de la plupart des colonies françaises d’Amérique à l’issue de la Guerre de Sept ans (1754-1763) et l’échec de la prise de possession des Malouines.

Dévelopement de la route des vaisseaux du roy La Boudeuse et L’Étoile autour du monde (détail)
Extrait du Voyage autour du monde, 1771. Princeton university library

Ce voyage au long cours est aussi l’occasion de tester, avec succès, une invention récente : la machine à dessaler l’eau de mer.

L’expédition de Bougainville est célèbre en raison de la « cucurbite » de Poissonnier-Desperrières, orgueil de ce médecin, aussi célèbre qu’intrigant, et qui lui valut une donation du Roi de 6 000 livres. Mais l’école Nantaise l’accuse d’avoir été le plagiaire et le profiteur de l’invention du nantais Jean Gautier dont la machine distillatoire avait été essayée sur le Triton en 1717. La fameuse cucurbite, mise en route de mars à juillet, de cinq heures du soir à six heures du matin, a donné par jour une barrique d’eau, utilisée pour la soupe et la cuisson de la viande et des légumes, sans doute parce que les mouvements du navire provoquaient des entraînements d’eau de mer. Les marins lui reprochaient la consommation de bois — et les risques d’incendie. Problème qui ne sera vraiment résolu qu’avec la navigation à vapeur.

Carr Adrien. L’Expédition de Bougainville et l’hygiène navale de son temps. In : Journal de la Société des océanistes. Tome 24,1968
La machine à dessaler l’eau de M Poissonnier
Illustration de la Note de Mr le capitaine de Marivaux, in Mémoires de Lavoisier, oeuvre posthume (après 1794). Panopticon Lavoisier

La Boudeuse

La Boudeuse est la frégate que commande Bougainville. C’est un navire de guerre, qui est accompagné pour cette expédition de l’Etoile, un navire de transport. 330 hommes environ sont embarqués sur les deux navires.

La frégate La Boudeuse. Gravure du XVIIIe siècle
Source : Wikimedia

Approfondissement

La Boudeuse est une frégate de 12 flambant neuve, un navire de guerre à trois mâts, de 550 tonneaux pour 40 mètres de long. Elle porte 32 canons.dont 26 canons de 12 livres (que Bougainville a fait remplacer par des canons de 8 pour gagner du poids) en batterie et 6 canons de 6 sur le pont. Elle fait partie d’une nouvelle classe de bâtiments (dont le prototype est l’Hermione, lancée en 1748) qui a remplacé les anciennes frégates de 8 (portant des canons de 8 livres). Suivant les progrès de l’armement naval, les frégates de 12 sont surclassées, après 1782, par les frégates de 18, puis par les frégates de 24 après 1794.

La Boudeuse avait un pont unique portant son artillerie et qui, au milieu, était en abord à environ 1,20 m au dessus de l’eau, il se relevait de quelques pouces vers l’avant et de quelques pieds vers l’arrière. Sous ce pont, un faux pont placé au milieu à environ 1,60 m sous les baux, donnait un vaste entrepont où logeait l’équipage ; matelots, mousses et soldats couchés dans des hamacs [le] partageaient avec les boeufs, moutons et cochons embarqués vivants pour les premiers jours de traversée [...]. Sur l’arrière, où le relèvement du pont donnait une hauteur supérieure, une cloison limitait la Sainte Barbe qui s’éclairait par deux petits sabords percés dans l’arcasse. Y logeaient les officiers mariniers et canonniers. Sur l’avant de cette Sainte Barbe, deux petites chambres de 2 X 2,50 m environ logeaient l’aumônier et le chirurgien. Au-dessus du pont, du grand mât à l’arrière, s’étendait le gaillard arrière, s’élevant à environ 1,80 m. Sous ce gaillard, à l’arrière, la grande chambre de 7 m de large sur 6 m de long, sur laquelle était prise la chambre de Bougainville. Elle était largement éclairée à l’arrière par une rangée de fenêtres, et donnait sur les côtés dans les bouteilles [constructions faites de chaque côté de la poupe, en dehors du vaisseau, revêtues et ornées de sculptures qui servent d’ornementations et de commodités pour les officiers]. Une vaste table était fixée au milieu entourée de sièges formant caissons à provisions. Sur l’avant de cette grande chambre, de chaque bord, on trouvait deux chambres de mêmes dimensions que celles du faux pont et prévues pour un ou deux officiers. Sous le reste s’abritait la bordée de quart. [...] Sous le gaillard avant, se trouvaient les cuisines ; officiers, maîtres, matelots et soldats ayant chacun la leur. Ces cuisines se limitaient d’ailleurs à un bac à sable et quelques marmites plus ou moins grosses [...]. Le gaillard d’arrière était réservé aux officiers et timoniers qui le partageaient avec quelques centaines de poules, oies, dindes, etc. Sous le faux pont, s’étendaient les soutes comprenant, à partir de l’arrière, la soute du maître canonnier, au-dessus de la soute à poudre. Puis la soute à pain, une vaste cale s’étendant jusqu’au grand mât contenait les vivres. Puis sur l’avant la soute à eau, puis la soute aux voiles et, sur l’arrière du mât de misaine, la soute aux câbles. Enfin à l’avant, la soute du maître de manoeuvres contenant filins et poulies, surmontant une deuxième soute aux poudres. Il est à remarquer que sur les navires de commerce un entrepont s’établissait au-dessus du pont, logeant passagers et équipage et tout l’espace sous le pont était disponible pour la cargaison. On comprend que Bougainville ait eu des difficultés à embarquer les vivres nécessaires à sa campagne dans ses soutes ainsi réduites.

L. Denoix,. Les bateaux du voyage de Bougainville La Boudeuse et l’Étoile, Journal de la Société des océanistes Tome 24,1968

La Boudeuse n’emporte que six mois de vivres aux capacités de conservation incertaines sous un climat chaud et humide. C’est pourquoi elle est accompagnée d’une flûte chargée d’emporter six mois de vivres supplémentaires. L’Etoile est un navire de transport, de 480 tonneaux. Elle porte 20 canons de 6 livres. Pour comparer, les plus grands vaisseaux de commerce de l’époque, ceux de la Compagnie des Indes, font 600 tonneaux. Malgré les dimensions des navires, l’espace sur les navires est exigu pour un aussi long voyage.

Les équipages de l’expédition Bougainville
L. Denoix,. Les bateaux du voyage de Bougainville La Boudeuse et l’Étoile, Journal de la Société des océanistes Tome 24,1968

C’est le double environ de l’équipage d’un navire marchand de même taille. En outre, cet équipage comprend le naturaliste Commerson, l’astronome Véron et le cartographe Romainville ainsi que leurs domestiques.

A son retour, Bougainville se félicitera de n’avoir que peu de morts à déplorer dans son équipage. C’est vrai que, en deux ans et quatre mois, il n’y a eu que dix décès sur la Boudeuse :

[...] quatre ont péri noyés, deux sont mort du scorbut [...], deux de dysenterie contractée à Batavia [...], un de phtisie [...], et un de maladie indéterminée [...]. En fait, ce résultat, dix morts, accidents compris, pour 213 personnes embarquées sur la Boudeuse, et deux morts sur les 120 personnes de l’Etoile, était remarquable, comparés aux malheurs d’Anson, de Wallis, de Carteret et de Byron, et même de Cook à son premier voyage sur l’Endeavour [...]. Rappelons aussi, à titre de comparaison, que pour un voyage en Chine de deux ans, la mortalité moyenne des bâtiments de la Compagnie des Indes était de 20%, soit le cinquième de l’effectif.

Carr Adrien. L’Expédition de Bougainville et l’hygiène navale de son temps. In : Journal de la Société des océanistes. Tome 24,1968

Jeanne Baré, première circumnavigatrice de l’Histoire ?

Depuis quelque temps, il courait un bruit dans les deux navires que le domestique de M. de Commerçon, nommé Baré, était une femme. Sa structure, le son de sa voix, son menton sans barbe, son attention scrupuleuse à ne jamais changer de linge, ni faire ses nécessités devant qui que ce fut, plusieurs autres indices avaient fait naître et accréditaient le soupçon. Cependant, comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baré, botaniste déjà fort exercé, que nous avions vu suivre son maître dans toutes ses herborisations, au milieu des neiges et sur les monts glacés du détroit de Magellan [...] ? Il fallait qu’une scène qui se passa à Tahiti changeât le soupçon en certitude. M. de Commerçon y descendit pour herboriser. A peine Baré, qui le suivait avec les cahiers sous son bras, eut mis pied à terre, que les Tahitiens l’entourent, crient que c’est une femme et veulent lui faire les honneurs de l’île. Le chevalier de Bournand, qui était de garde à terre, fut obligé de venir à son secours et de l’escorter jusqu’au bateau. Depuis ce temps il était assez difficile d’empêcher que les matelots n’alarmassent quelquefois sa pudeur. Quand je fus à bord de L’Étoile, Baré, les yeux baignés de larmes,m’avoua qu’elle était une fille : elle me dit qu’à Rochefort elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme au moment même de son embarquement ; [...] que, née en Bourgogne et orpheline, la perte d’un procès l’avait réduite dans la misère et lui avait fait prendre le parti de déguiser son sexe [...]. Elle n’est ni laide ni jolie, et n’a pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans. Il faut convenir que, si les deux vaisseaux eussent fait naufrage sur quelque île déserte de ce vaste océan, la chance eût été fort singulière pour Baré.

Bougainville, Voyage autour du monde, 1771

Les échanges

Les navigateurs européens doivent nécessairement obtenir de l’eau et des vivres frais pour pouvoir poursuivre leur voyage. Afin de troquer avec les indigènes, les navires embarquent de grandes quantités d’objets manufacturés de peu de valeur : la pacotille. Les objets en fer, en particulier, attirent la convoitise des peuples qui ignorent le métal.

Tahitiens présentant des fruits à Bougainville.
Source : Wikimedia

Approfondissement

La pacotille est une marchandise bon marché qui permet aux navigateurs de se ravitailler à peu de frais et aussi de se procurer facilement les plantes, les animaux et les objets d’art primitif qui iront enrichir les collections européennes (les musées apparaissent à la fin du XVIIe siècle). Par ailleurs, il est de tradition que les marins emportent eux aussi de la pacotille pour faire leur propre commerce lors des escales.

Les pirogues étaient revenues au navire dès le lever du soleil, et toute la journée on fit des échanges. Il s’ouvrit même de nouvelles branches de commerce ; outre les fruits de l’espèce de ceux apportés la veille et quelques autres rafraîchissements, tels que poules et pigeons, les insulaires apportèrent avec eux toutes sortes d’instruments pour la pêche, des herminettes de pierre, des étoffes singulières, des coquilles, etc. Ils demandaient en échange du fer et des pendants d’oreilles. […] les insulaires apportaient de toutes parts des fruits, des poules, des cochons, du poisson et des pièces de toile qu’ils échangeaient contre des clous, des outils, des perles fausses, des boutons et mille autres bagatelles qui étaient des trésors pour eux.

Bougainville, Voyage autour du monde, 1771

Bougainville nous donne une idée de ce qui était nécessaire pour ravitailler ses deux navires.

[…]Entre ce qui en a été consommé dans le séjour à terre et ce qui a été embarqué dans les deux navires, on a troqué plus de huit cents têtes de volailles et près de cent cinquante cochons ; encore, sans les travaux inquiétants des dernières journées, en aurait-on eu beaucoup davantage, car les habitants en apportaient de jour en jour un plus grand nombre.

Bougainville, Voyage autour du monde, 1771
Instruments de Malicolo et de Tanna
Illustration du Voyage autour du monde, 1771

La question des vivres est cruciale dans les voyages au XVIIIe siècle. Le voyage de Bougainville n’a pas été de tout repos et certains se plaignent que le manque de vivres frais a bien failli compromettre l’expédition et empêché tout réel travail d’exploration.

[...] l’écrivain du bord, le ronchonneux Saint-Germain, n’a pas tout à fait tort quand il note dans son journal : « la façon dépourvue de précaution dont cette traversée a été entreprise est d’autant plus sensible qu’elle nous fait perdre le fruit de nos peines ». Evoquant toutes les îles aperçues et négligées, il ajoute : « mais pressés par le défaut de vivres nous n’avons pu en visiter aucune... Que pouvons-nous même dire de Cythère ?... A quoi se réduit l’utilité de ce voyage pour la nation ? » [...]. Mais constatons que le récit de Bougainville, comme ceux de ses compagnons, donne après Tahiti l’impression d’une course angoissée contre le temps, la faim et le scorbut [...]. Quand, après avoir quitté Tahiti le 15 avril 1768, il atteint quatre mois et demi plus tard le havre sauveur de Boero, il écrit ces lignes [...] : « personne ne pouvait se dire entièrement exempt du scorbut et la moitié de l’équipage était hors d’état de faire aucun travail. Huit jours de plus à la mer eussent assurément coûté la vie à un grand nombre, et la santé à presque tous. Les vivres qui nous restaient étaient si pourris et d’une odeur si cadavéreuse que les moments les plus durs de nos tristes journées étaient ceux où la cloche avertissait de prendre ces aliments degoûtants et malsains ».

Carr Adrien, L’Expédition de Bougainville et l’hygiène navale de son temps, in : Journal de la Société des océanistes, Tome 24,1968

Pour dialoguer avec les indigènes, les Européens utilisent le langage corporel, mais très vite ils recrutent et forment des interprètes. C’est surtout le cas en Polynésie où les navigateurs constatent la présence d’une langue commune entre toutes les îles : la langue maohi ou maori. C’est plus difficile en Mélanésie où il existe des centaines de langues, parfois sur une même île. A Tahiti, un indigène a embarqué avec Bougainville. Il s’agit de Aoutourou, un homme d’une trentaine d’années, fils d’un chef de district et d’une captive originaire de Raïatea. Il a été le premier à monter à bord à l’arrivée des bateaux et il insiste (c’est Bougainville qui le dit) pour partir avec lui. Bougainville l’emmène en Europe où le Tahitien fait sensation dans les salons et où son naturel alimente les discussions sur le « bon sauvage ». En 1770, Aoutourou embarque sur un navire à destination de son île natale, mais il meurt de la variole à l’île de France (Maurice) en 1771.

Les Tahitiennes

Bougainville et ses compagnons, comme les autres navigateurs de l’époque, s’extasient sur la beauté des femmes polynésiennes et sur leur absence de pudeur. Cette liberté des moeurs enchante les Européens qui vivent, eux, dans une société marquée par l’influence du christianisme et par la notion de péché.

Portrait de Pooedoa, fille d’Orio (chef de district à Raiatea). Peint par John Weber, compagnon de Cook. 1777
Source : Wikimedia

Approfondissement

Selon Bougainville, le sort des femmes de Tahiti ressemble à celui des courtisanes.

La polygamie paraît générale chez eux, du moins parmi les principaux. Comme leur seule passion est l’amour, le grand nombre des femmes est le seul luxe des riches [...]. Ce n’est pas l’usage à Tahiti que les hommes, uniquement occupés de la pêche et de la guerre, laissent au sexe le plus faible les travaux pénibles du ménage et de la culture. Ici une douce oisiveté est le partage des femmes, et le soin de plaire leur plus sérieuse occupation. [...] la jalousie est ici un sentiment si étranger que le mari est ordinairement le premier à presser sa femme de se livrer. Une fille n’éprouve à cet égard aucune gêne ; tout l’invite à suivre le penchant de son coeur ou la loi de ses sens [...]. Il ne semble pas que le grand nombre d’amants passagers qu’elle peut avoir eu l’empêche de trouver ensuite un mari. Pourquoi donc résisterait-elle à l’influence du climat [...] ?

Bougainville, Voyage autour du monde, 1771

Les marins du Roi profitent de l’occasion pour se livrer à d’étranges marchandages.

Grand troc tout l’après-midi avec les Sauvages qui ne paroissent point étonnés de nous voir, sont fins commerçans mais de bonne foi. Il est venue dans une des pirogues une jeune et jolie fille presque nue qui montroit son sexe pour de petits clouds [...].

Journal de bord de Bougainville, extraits parus dans le Journal de la Société des océanistes. Tome 24, 1968

La liberté des moeurs, et singulièrement des rapports entre les sexes, a marqué les Européens, soumis à la stricte discipline militaire et censés pratiquer, durant leur longue traversée, l’abstinence sexuelle. Bougainville se vante d’ailleurs, à la fin du voyage, qu’aucun officier ne figure parmi les victimes des maladies vénériennes.

L’hygiène corporelle est aussi un motif d’étonnement pour les Européens.

[…] La plus grande propreté embellit encore ce peuple aimable. Ils se baignent sans cesse et jamais ils ne mangent ni ne boivent sans se laver avant et après.

Bougainville, Voyage autour du monde, 1771

C’est qu’en Europe, au XVIIIe siècle, l’hygiène est encore une science nouvelle qui cherche à comprendre et enrayer les épidémies qui frappent les grands centres urbains. On se méfie de l’eau qui est supposée enlever la couche de crasse qui protège la peau, favorisant ainsi le passage des miasmes qui transmettent le choléra et la typhoïde. L’eau courante, les cabinets de toilette, les lieux d’aisance et les égouts sont extrêmement rares.

De multiples freins au progrès de l’hygiène corporelle [existent comme] la méfiance persistante des médecins à l’égard de l’eau [...]. Rares sont les spécialistes qui conseillent de prendre plus d’un bain par mois. Hufeland [médecin du roi de Prusse] fait figure d’audacieux [en 1793] qui prescrit le rythme hebdomadaire [...]. « Baignez-vous si on vous l’ordonne ; conclut la comtesse de Bradi [dans un manuel de civilité] ; autrement ne prenez qu’un bain par mois au plus. Il y a je ne sais quoi d’oisif et de mou de s’établir ainsi au fond d’une baignoire, qui sied mal à une jeune fille ».

Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, 1982

Versailles, où Louis XV a sa Cour, est un véritable cloaque nauséabond.

Le parc, les jardins, le château même font lever le coeur par leurs mauvaises odeurs. Les passages de communication, les cours, les bâtiments des ailes, les corridors sont remplis d’urine et de matières fécales ; au pied même de l’aile des ministres, un charcutier saigne et grille ses porcs tous les matins ; l’avenue de Saint-Cloud est couverte d’eaux croupissantes et de chats morts.

La Morandière (1764) cité par le docteur Cabanès, Moeurs intimes du passé, 1908.

Le jardin d’Eden

Le jardin d’Eden est le mythe juif (repris par les chrétiens et les musulmans) d’un Paradis perdu où l’homme vivait en harmonie avec la Nature. Après la découverte du Nouveau Monde et de ses habitants, les philosophes européens développent le mythe du « bon sauvage ». Ils en profitent pour critiquer les moeurs dépravés de la société dans laquelle ils vivent en les comparant au mode de vie simple des peuples primitifs.

Adam et Eve dans le jardin d’Eden, peint par Lucas Cranach, 1624
Source : Wikimedia

Approfondissement

Le jardin d’Eden, c’est le jardin des « délices » (« eden » en hébreux). L’idée, qu’on retrouve aussi dans la mythologie persane, reprend certains thèmes du mythe de l’âge d’or des civilisations grecque et romaine. Dans la Genèse (premier livre de l’Ancien testament), il est question d’une époque révolue, plus simple, où les hommes vivaient de la générosité divine sans connaitre ni le bien, ni le mal. Au contraire, l’homme rationnel (qui a consommé le fruit de l’arbre de la Connaissance) doit endurer des souffrances quotidiennes. Les premiers explorateurs européens, comme Quiros, dépeignent les « sauvages » des mondes qu’ils découvrent.comme des êtres innocents, sans culture, sans religion, vivant selon la Nature comme des enfants. En France, le philosophe Montaigne oppose les Tupinambas du Brésil, qui vivent dans l’harmonie de l’âge d’or, aux Européens qui font preuve de barbarie.

C’est un peuple [...], dans lequel il n’y a aucune espèce de trafic, nulle connaissance des lettres, nulle science des nombres, nul nom de magistrat ni supériorité politique, nul usage de service [esclavage], ni richesse, ni pauvreté, nul contrat, nulle succession, nul partage, nulle occupation qu’oisive, nul respect de la parenté que commun, nul vêtement, nulle agriculture, nul métal, nul usage du vin ou du blé. Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la médisance, le pardon : inouïes.

Montaigne, Des Cannibales, Essais, 1580

Mais c’est surtout le philosophe français Rousseau qui alimente le mythe, en particulier dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Rousseau prétend que l’homme sauvage, « en état de Nature », est naturellement porté vers la vertu et le bonheur, car l’ignorance même du mal l’empêche de le répandre. L’homme civilisé, au contraire, recherche le luxe, la propriété et le pouvoir et est exclu du paradis de la Nature.

Rousseau résumera plus tard cette idée :

La Nature a fait l’homme heureux, mais la société le déprave et le rend misérable.

Rousseau ; Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques ; rédigés entre 1772 et 1776
Tahiti peint par William Hodges vers 1775
Source : Wikimedia

Bougainville contribue, par son récit de voyage, à alimenter le mythe du « bon sauvage ».

Les Tahitiens vivent dans une douce insouciance :

Cette habitude de vivre continuellement dans le plaisir donne aux Tahitiens un penchant marqué pour cette douce plaisanterie, fille du repos et de la joie. Ils en contractent aussi dans le caractère une légèreté dont nous étions tous les jours étonnés.

Bougainville, Voyage autour du monde, 1771

Ils n’ont pas de propriété privée :

Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes. Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que, pour les choses absolument nécessaires à la vie, il n’y a point de propriété et que tout est à tous [...].

Bougainville, Voyage autour du monde, 1771

Ils n’ont pas de pudeur qui les contraigne à réfréner leurs désirs :

Chaque jour nos gens se promenaient dans le pays sans armes, seuls ou par petites bandes. On les invitait à entrer dans les maisons, on leur y donnait à manger ; mais ce n’est pas à une collation légère que se borne ici la civilité des maîtres de maisons ; ils leur offraient des jeunes filles ; la case se remplissait à l’instant d’une foule curieuse d’hommes et de femmes qui faisaient un cercle autour de l’hôte et de la jeune victime du devoir hospitalier ; la terre se jonchait de feuillage et de fleurs, et des musiciens chantaient aux accords de la flûte un hymne de jouissance [...]. Nos moeurs ont proscrit cette publicité. Toutefois je ne garantirais pas qu’aucun n’ait vaincu sa répugnance et ne se soit conformé aux usages du pays.

Bougainville, Voyage autour du monde, 1771

Les maladies apportées par les Européens

A leur insu, les équipages européens apportent parfois avec eux les germes de maladies nouvelles. Les Océaniens, en effet, ne sont pas immunisés contre des virus avec lesquels leur organisme n’est jamais entré en contact. Certaines maladies bénignes comme la rougeole ou la coqueluche déciment les populations et provoquent un « choc épidémiologique ». La petite vérole est aussi appelée variole et l’autre, c’est à dire la grande vérole (ou syphilis) est une maladie sexuellement transmissible.

Manière d’enterrer les morts à Tahiti
Gravure illustrant le Voyage autour du monde ; 1771

Approfondissement

Avant la fin du XVIIIe siècle, la médecine et l’hygiène sont encore peu efficaces. En France, l’École de Médecine Navale de Rochefort est fondée en 1720 et, en 1768, il y en a deux autres dans les ports de Toulon et de Brest. Le but de ces écoles navales est d’apprendre l’anatomie, la chirurgie et la pharmacie aux futurs chirurgiens puis médecins de la marine, mais aussi de les familiariser avec les grandes maladies nautiques et exotiques. En effet, au XVIIIe siècle, les marins constituent un vecteur privilégié des maladies contagieuses. Les marins sont souvent affaiblis par la rareté des vivres frais qui provoque des carences graves, comme l’insuffisance en vitamine C (ou scorbut). En 1747 James Lindt montre que le scorbut peut être combattu en consommant des agrumes. James Cook est l’un des premiers capitaines à maintenir son équipage en bonne santé grâce à la distribution régulière de choucroute. Mais les marins vivent surtout dans la promiscuité et le manque d’hygiène ( l’eau souillée, les rats, les poux et les puces) qui facilitent la transmission des maladies contagieuses. Le typhus, la peste bubonique, la variole, la rougeole, la coqueluche ou la grippe, parfois contractées aux escales, sont transportées au loin par les marins.

En outre, les marins du XVIIIe sont souvent porteurs de maladies sexuellement transmissibles, des maladies « honteuses » d’où le terme pudique (« l’autre ») employé par Bougainville. La syphilis, notamment, a été ramenée en 1493, du Nouveau Monde en Europe, par des membres de l’équipage de Christophe Colomb. Les marins européens, une population à risques, l’ont ensuite répandue sur tous les continents. La première expédition de Cook est passée à Tahiti peu après celle de Bougainville et y a constaté, elle aussi, la présence du « mal français ». Ses membres commencent à diffuser leurs récits de voyage et Bougainville, qui affirme avoir consigné à bord les vénériens, doit défendre son honneur (en accusant implicitement son prédécesseur britannique) :

[...] ils nous accusent d’avoir porté aux malheureux Tahitiens la maladie que nous pourrions peut-être plus justement soupçonner leur avoir été communiquée par l’équipage de M. Wallis.

Bougainville, Voyage autour du monde, 1772 (réédition).
L’Hôtel de Ville de Marseille pendant la peste de 1720, peinture sur toile de Michel Serre, peintre des galères du Roi qui a été témoin de l’épidémie.
Source : Wikimedia

D’où venait la syphilis tahitienne ? L’indifférence des Tahitiens envers le mal rappelle celle des Indiens d’Amérique au moment de la découverte et semble impliquer une bénignité de l’affection chronique, due à une accoutumance très ancienne, ce qui innocenterait l’équipage de Wallis. Devons-nous en accuser une contamination de proche en proche par l’ouest, la maladie ayant été introduite dès 1535 [...] en Inde, d’où elle arrivait au Japon dès 1545 ? Ou un vaisseau espagnol perdu ?

Carr Adrien. L’Expédition de Bougainville et l’hygiène navale de son temps. In : Journal de la Société des océanistes. Tome 24,1968

Les maladies vénériennes comme la syphilis (qui tue, parfois) et surtout la blennorragie (non mortelle, que les médecins confondent avec la syphilis jusqu’en 1793) ont une forte incidence démographique. Les douleurs tenaces, en interdisant ou en espaçant beaucoup les rapports sexuels, diminuent considérablement la fécondité et certaines maladies compliquent la gestation et l’accouchement. Mais ce sont souvent des maladies bénignes comme la coqueluche, la rougeole ou la grippe qui entrainent d’effrayants pics de mortalité qui déciment les populations du Pacifique. En effet, les Océaniens n’ont jamais été en contact avec ces virus et leur organisme n’a pas développé les défenses naturelles (anticorps) leur permettant d’y résister.

Ces épidémies frappent surtout les populations littorales, en contact avec les Européens, et donc affectent plus rapidement les petites îles de Polynésie que les grandes de Mélanésie. Mais les échanges entre populations de l’intérieur et populations du littoral diffusent inévitablement les maladies contagieuses. Le dernier Tasmanien disparait ainsi dès 1876.

[...] les îles Marquises se sont dépeuplées au XIXe et au début du XXe siècle. De 1882 à 1924, la population de cet archipel a été divisée par 2,5 bien que l’émigration soit pratiquement nulle. Dans les rapports des médecins du XIXe siècle, la forte mortalité se conjugue avec une faible fécondité pour diminuer la population, bien qu’ici les guerres soient hors de cause. L’état civil montre, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une fécondité moyenne de trois naissances par femme, mais celles qui n’ont eu que des avortements ou des mort-nés sont près de 40 % au lieu de moins de 5 % habituellement. Or les consultations effectuées à l’hôpital de Tahiti à cette époque montrent des proportions de 60 % à 70 % de personnes atteintes de maladies vénériennes, principalement la blennorragie, et la situation n’était guère différente aux îles Marquises d’après le témoignage des médecins et des missionnaires, qui incriminent les rapports sexuels précoces des jeunes filles comme cause de leur stérilité fréquente.

Biraben Jean-Noël. Le rôle des maladies sexuellement transmissibles en démographie historique, Population, 51e année, n°4-5, 1996

Le calcul de la longitude

Au XVIIIe siècle, les progrès de l’astronomie permettent d’améliorer la navigation. Les pilotes peuvent désormais calculer leur longitude avec une précision accrue en mesurant les angles séparant certains astres. Désormais les cartographes vont pouvoir produire des cartes plus fiables.

Quart de cercle mobile à deux lunettes
Illustration de l’Astronomie de J.de la Lande, 1764

Approfondissement

Le calcul de la longitude gagne en précision au XVIIIe siècle. Bien plus fiables que les pendules, les chronomètres de marine apparaissent : après l’anglais John Harrison, le français Pierre Le Roy développe en 1766 le premier chronomètre de marine à échappement de détente.

Chronomètre de marine de Le Roy, 1766.
Source : Wikipedia

Mais la mesure précise de la longitude repose sur des observations effectuées à terre. L’utilisation d’instruments de navigation perfectionnés requiert des connaissances mathématiques de plus en plus poussées.

[...] on avait pris les dispositions utiles et nécessaires à la pratique assez nouvelle d’une navigation observée, régulière, avec détermination de la longitude. Au départ de France, on avait embarqué du personnel qualifié et des instruments convenables : le jeune Veron, premier pilote et astronome du Roi [...] associé à l’Enseigne, Cher du Bouchage. Ils ont été munis d’un octant à réflexion et d’un quart de cercle. De la sorte, ils [ont pu utiliser] pour les mesures angulaires d’astres :

a) à bord : l’octant à réflexion, le nouvel instrument mis au point en Angleterre [depuis une trentaine d’années].

b) à terre : le quart de cercle, permettant la mesure des distances zénithales méridiennes et même extra-méridiennes, bien sûr ; mais aussi, avec ses deux lunettes, l’une fixe, suivant le rayon vertical, l’autre mobile, autour du centre, pouvant aussi bien mesurer les distances angulaires, donc les distances lunaires à condition d’incliner le quadrant dans le plan commun des deux astres. [...].

Ils avaient des pendules, sans doute, mais point de chronomètre [...]. Ils ont réussi une navigation relativement précise, grâce à l’observation astronomique, qui leur a permis, à la mer, de rectifier les erreurs souvent grossières d’une estime toujours imparfaite. Par l’usage d’une méthode nouvelle, celle des distances lunaires, d’honnêtes observateurs, munis des instruments convenables et des tables perfectionnées, récemment calculées et mises à la disposition des navigateurs, ont réussi à déterminer avec un commencement d’approximation les longitudes. Cette méthode, restera en faveur, même après l’adoption des chronomètres.

Duval L. Ch. La navigation de Bougainville. In : Journal de la Société des océanistes. Tome 24, 1968
Octant à réflexion en ébène et ivoire daté de 1763.
Musée de la Compagnie des Indes Lorient. Photo Yvon Boëlle. DUPNC
. Source : http://premiumorange.com/de-verraza...

Les navigateurs européens n’en admirent pas moins les connaissances nautiques des Polynésiens qui leur permettent d’effectuer de longs voyages océaniques.

Leur industrie paraît davantage dans le moyen dont ils usent pour [se rendre] aux îles voisines, avec lesquelles ils communiquent sans avoir dans cette navigation d’autres guides que les étoiles. Ils lient ensemble deux grandes pirogues côte à côte, à quatre pieds environ de distance, par le moyen de quelques traverses fortement amarrées sur les deux bords. Par dessus l’arrière de ces deux bâtiments ainsi joints, ils posent un pavillon d’une charpente très légère, couvert par un toit de roseaux. Cette chambre les met à l’abri de la pluie et du soleil, et leur fournit en même temps un lieu propre à tenir leurs provisions sèches. Ces doubles pirogues sont capables de contenir un grand nombre de personnes, et ne risquent jamais de chavirer. Ce sont celles dont nous avons toujours vu les chefs se servir ; elles vont, ainsi que les pirogues simples, à la rame et à la voile : les voiles sont composées de nattes étendues sur un carré de roseaux dont un des angles est arrondi.

Bougainville, Voyage autour du monde, 1771
Tahiti, vue sud-est ; huile sur de toile de William Hodges, vers 1775
Source : Wikimedia

titre documents joints

Les Européens et la cinquième partie du monde.

20 avril 2012
info document : Zip
3.3 Mo

Décompactez l’archive et cliquez sur index.html


Contact | Statistiques du site | Espace privé | | Visiteurs : 13924 / 1253382 Suivre la vie du site fr  Suivre la vie du site Se documenter  Suivre la vie du site Histoire  Suivre la vie du site Civilisation traditionnelle et premiers contacts   ?